1761-10-10, de Girolamo Gastaldi à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'oserais vous offrir, monsieur, la faible traduction que j'ai fait, il y a quelques années, de votre divine Alzire, si des amis respectables qui nous sont communs ne m'eussent encouragé à vaincre là dessus ma juste défiance.
Le mérite attaché à une traduction passe pour être d'un genre si subalterne, que je me serais fait un scrupule de me présenter avec ce seul titre devant l'illustre Voltaire, le Sophocle, & l'Homere de la France, l'écrivain de notre siecle, qui a réuni le plus de vrai goût aux plus grands talents, & et aux plus vastes connaissances. On a beau dire que les traducteurs sont très recommandables, puisqu'ils transplantent les productions du génie d'un pays à l'autre, & les naturalisent partout comme on fait des ananas, & que sans leur travail les meilleurs ouvrages des Grecs & des Romains seraient beaucoup moins connus. Il n'est pas moins vrai qu'un traducteur pense avec la tête d'autrui, & qu'il n'a d'autre mérite que celui de fournir un habit de sa nation à une belle étrangère, qui trop souvent se trouve gênée dans cette nouvelle parure. Les recherches pénibles, & les travaux utiles sont pour l'ordinaire condamnés à l'obscurité, & il n'appartient qu'aux auteurs, qui savent remuer vivement les passions, ou frapper fortement les esprits, de prétendre aux premiers rangs dans le temple de mémoire. Aussi nous voyons que les noms des inventeurs de la boussole, des lunettes, & de l'imprimerie sont à peine connus, pendant que les brillantes absurdités des systêmes ont franchi avec leurs auteurs l'espace de tant de siècles pour jouir de l'immortalité. Quand la vérité, & la bienfaisance sont le but de ces efforts de l'esprit humain, la justice avoue le tribut de gloire, & de reconnaissance, que tous les âges s'empressent à leur rendre. Que de commentaires on pourrait faire là dessus, qui seraient ici hors de leur place!

Malgré tout ce que je viens de dire touchant le peu d'importance de ma production, je vous l'offre, monsieur, pour céder aux instances de nos amis, ouplutôt pour avoir une occasion de vous témoigner l'estime & l'admiration que plusieurs de vos ouvrages m'ont inspirées.

Vous avez porté la poésie française à un degré d'élévation qu'elle n'avait point avant vous. Une imagination vive, & féconde, qui enrichit tous les sujets, une force dans la pensée toujours soutenue par l'expression noble, & magnifique, cette simplicité, et ce vrai lumineux, que vous placez partout, sont les caractéristiques de votre poésie, & de votre prose.

Sur le théâtre vous vous êtes frayé un chemin nouveau ignoré des anciens, & de la plupart de vos illustres modernes. Vous avez fait disparaître ces traînantes élégies, & ces longues phrases alambiquées par la rhétorique, qui ont plus souvent réveillé les vapeurs, qu'attaché l'attention, ou fait verser des larmes.

On dirait que c'est la raison elle même, qui chez vous a pris le cothurne. Vous l'avez rendue intéressante sans la charger de fard, & sans la hérisser d'arguments; vous avez eu le courage de la mettre sur la scène dans toute sa noble simplicité, & le rare talent de l'y soutenir. Pour ce qui regarde particulièrement la pièce, que j'ai eu l'ambition de traduire, ce sont les tableaux vraiment touchants, qui naissent du contraste de l'amour, & de la vertu sauvage d'un côté, & des principes sublimes de la religion de l'autre, qui m'ont frappé au delà de toute expression. Je n'ose parler devant un tel maître des beautés sans nombre que j'ai admirées dans cette tragédie, mais il me sera permis de dire qu'elle m'a paru un chef d'œuvre unique dans son genre.

Malgré l'attachement sincère que j'ai pour mon pays, j'avoue ingénuement que Corneille, & Racine avaient déjà fait pencher la balance en faveur du théâtre français, & que par vos ouvrages vous avez décidé sans réplique cette joute littéraire de nos deux nations. Vous savez cependant, monsieur, que le théâtre français n'était pas même encore parvenu aux pièces de Jodelet, quand Rome voyait représenter la Sophonisbe de Trissino sous les auspices de Leon x. Cette tragédie fort régulière est tout à fait dans le goût de la bonne antiquité. L'Oreste de Ruscellai, la Merope de Torelli, & l'Edipe de Giustiniani suivirent de près la Sophonisbe. Ces tragédies sont remplies de grandes beautés, mais leurs auteurs s'étant trop servilement attachés aux originaux grecs, qui faisaient l'admiration des savants à l'époque de la renaissance des lettres, n'ont osé pour ainsi dire rien imaginer d'eux mêmes, ou produire de nouveau. Gravina, cet homme si savant, & si connu par son livre de origine Juris, rompit au même écueil. Enfin après le seizième siècle le cothurne baissa en Italie, & il a été réservé à la Merope du marquis Maffei de prouver que le bon goût, & les vrais talents n'y étaient point généralement éteints. Les rapsodies, & les impromptus souvent naifs, & quelquefois ingénieux des histrions gagnèrent les suffrages du public sur le théâtre italien. L'opéra, ce beau monstre, où l'action tragique est soumise aux lois d'un chant très artificieux, a porté un coup plus fatal encore à l'art des Sophocles, & des Euripides. Les décorations, & la musique ont séduit nos sens, & cette brillante enveloppe nous a familiarisés avec l'absurdité, qu'elle couvre. C'est un barbarisme si vous voulez, mais les partisans de ce spectable se tirent d'embaras en vous demandant: Illiterati num minus nervi rigent

Cependant beaucoup d'Italiens assistent avec un plaisir infini aux représentations des pièces du théâtre français, quoiqu'elles nous soient données par des troupes errantes qui sortent de vos provinces. Madame de Chauvelin a bien voulu nous faire sentir ici les véritables charmes de la déclamation française. Nous avons versé des larmes délicieuses sur les malheurs d'Hypermestre, & nous avons senti ce charme vainqueur, auquel il n'y a des cœurs malheureux, qui puissent résister. Mais vous la connaissez, Monsieur, & vous seul êtes digne de faire son éloge.

Je vous dirai encore un mot au sujet de ma traduction. Malgré les efforts que j'ai fait pour la rendre fidèle au possible, le génie de ma langue m'a forcé de prendre dans quelques endroits des petites libertés. Mes vœux seront remplis si vous daignez encore reconnaître votre enfant malgré les défauts, qu'il peut avoir contractés dans une pension étrangère.

Ma lettre n'est déjà que trop longue? Cependant avant que de la finir, permettez moi, monsieur, de vous porter une plainte au nom de mon pays. Vous êtes aux portes de l'Italie, cette nourrice autrefois des arts, & des sciences. Votre nom, & votre génie y sont célébrés par tous le[s] connaisseurs, & amateurs des belles lettres. Comment pouvez vous vous refuser à l'invitation qu'ils vous font de venir voir la patrie de Virgile, de Dante, d'Arioste, & de Gallilée? Ce pèlerinage devroit bien tenter une âme sensible, & dévote de la belle antiquité. Ses admirateurs se feraient un plaisir de graver votre nom sur le tombeau de Virgile, & sur celui de Tacite, si on parvient à le trouver. Quant à moi j'ai été mille fois tenté de courir au lac Leman, quand ce n'aurait été que pour passer vingt quatre heures avec vous; mais des devoirs indispensables me retiennent ici. Daignez recevoir d'ici l'hommage de mon estime: m'accorder l'honneur de votre amitié, & celui d'être très parfaitement &c.