1776-01-07, de Jean Sylvain Bailly à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Vous me trouverez bien indiscret de vous interrompre une seconde fois; mais votre réponse m'a fait faire quelques réfléxions que je prends la liberté de vous communiquer.
De plus il est si flatteur d'entretenir le plus grand homme de son siècle, que cette seule raison seroit mon excuse. La traduction du Shastah-bad par M. Holwel m'a beaucoup étonné. On y trouve la source de bien des choses que l'on n'imagine pas venir de si loin. J'ai l'honneur de vous écrire, Monsieur, en partie pour vous donner une preuve de la vérité de M. Holwel et de l'authenticité de sa traduction. M. de Buffon, qui a tous les papiers de feü M. Commerson, botaniste françois mort dans l'Inde, possède une autre traduction manuscrite de cet ouvrage. Je lui ai indiqué celle de M. Holwel; il les a comparées et les a trouvées absolument conformes. Cet accord est un grand témoignage de la fidélité des deux traducteurs. A la tête de cet ouvrage l'on trouve cette idée très belle et très philosophique que l'Etre suprême est incompréhensible, que son essence est impénétrable et qu'il est insensé à l'homme d'entreprendre de la sonder. Ce n'est qu'après de grands efforts et des tentations multipliées qu'on reconnoit l'inutilité des méditations sur cet objet. Il faut avoir long temps sondé l'abime qui sépare Dieu de la nature pour que la Philosophie apprenne qu'elle doit s'arrêter sur le bord et qu'il ne lui est pas donné de le franchir. On n'en étoit pas encore là dans le siècle dernier. Leibnits, Malebranche, Baïle, Newton et Clark disputoient sur l'origine du mal, la prescience de Dieu, la liberté de l'homme &c. On imaginoit les causes occasionelles, l'harmonie préétablie, et la philosophie des Européens n'étoit pas si avancée ni si sage que celle des Indiens aux temps où fut recueilli le Shastah-bad 3000 ans avant notre Ere. Tout nous vient en effet des bords du Gange, comme vous l'avez fait voir plusieurs fois, Monsieur, dans vos ouvrages. C'est à notre égard le premier siège de la philosophie et des sciences; mais si l'on considère que le caractère des Indiens est de suivre servilement les pratiques et les usages de leurs ancêtres, de tout conserver sans rien changer, on n'y reconnoit point cette disposition des esprits qui est nécessaire à l'invention et au progrès des sciences. En voïant que les Indiens d'aujourd'hui ne sont point philosophes on peut soupçonner que leurs ancêtres ne l'ont point été, et que ces livres que nous admirons avec raison, ne sont point leur ouvrage. Ce sont les débris des connoissances de ce peuple antérieur qui leur ont été transmises par ceux qui sont venus les civiliser. Voilà pourquoi leur Philosophe commence par une idée sage qui est le résultat de la Philosophie perfectionnée. Si vous joignez, Monsieur, cette réfléxion aux probabilités que j'ai rassemblées au commencement du IVe livre de mon ouvrage, vous verrez qu'il est en effet possible que le siège primitif des sciences ait été dans la partie septentrionale de l'Asie sous le parallèle de 49. que paroit avoir habité ce peuple antérieur et savant. Les débris de ses connaissances recueillis par différentes mains sont devenus le Zend-avesta des Perses, le Shastah-bad des Indiens, et peut-être les King des Chinois. Cette marche de la lumière est remarquable et sans doute singulière. Les probabilités sont si fortes, qu'en attendant qu'on puisse expliquer les faits autrement, je ne vois point de difficulté d'admettre la conclusion que j'en ai tirée. J'imagine, Monsieur, que vous n'avez pas jetté les yeux sur cette partie de mon ouvrage; cette idée vous auroit frappé. Vous auriez vu qu'on y trouve un point de réunion pour toutes les fables anciennes, et une explication assez satisfaisante de ces fables par la marche des hommes sur la terre. Vous admettrez volontiers l'antiquité du monde qu'elle suppose. J'aurois été flatté de savoir ce que vous en pensez: vous verrez mieux et plus loin que moi: et j'ai besoin des vues d'un homme de génie pour éclairer ma marche. Je vous ai interrompu, je finis en vous en demandant pardon et en vous assurant du respect dont est pénétré celui qui est

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Bailly