1776-02-09, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Sylvain Bailly.

Vous faites, monsieur, comme les missionnaires qui vont convertir les gens dans les pays dont nous parlons. Dès qu'un pauvre Indien est convenu de la création ex nihilo, ils le mènent à toutes les vérités sublimes dont il est stupéfait.

Vous n'êtes pas content de m'avoir appris des vérités longtemps cachées, vous voulez toujours que je croie à votre ancien peuple perdu; je vous avoue que je suis fort ébranlé, & presque converti. D'abord votre conjecture très ingénieuse & très plausible, que l'astronomie avait dû naitre dans les climats où le plus long jour est de seize heures, & le plus court de huit, m'avait vivement frappé. Il n'y a que ma faiblesse pour les anciens Bracmanes, pour les maîtres de Pythagore, qui m'avait un peu retenu. J'avais lu Bernier il y a longtemps. Il n'a ni votre science, ni votre sagacité, ni votre style. Il me parut qu'il parlait de la philosophie antique de l'Inde, comme un Indien parlerait de la nôtre, s'il n'avait entretenu que nos bacheliers européens au lieu de s'instruire avec vous. Bernier fit un petit voyage à Bénarès, d'accord; mais avait il conversé avec le petit nombre de Brames qui entendent la langue du Shastah? Deux directeurs du comptoir anglais de Calcuta, peu éloigné de Bénarès, m'assurèment, il y a quelques années, que les véritables savants Brames ne se communiquaient presque jamais aux étrangers, & mr Gentil qui en sait plus qu'eux, avoue que les petits savants de province qui demeurent dans le voisinage de Pondicheri, ont pour nous le même mépris dont leurs ancêtres honorèrent les Portugais.

Si un Bernier indou était venu à Paris ou à Rome entendre un professeur de la Propagande, ou du collège des Cholets, & s'il jugeait de nous par ces deux animaux, ne nous prendrait il pas tous pour des fous et des imbéciles?

Cependant, monsieur, il me paraissait très surprenant qu'un peuple qui certainment avait cultivé les mathématiques depuis 5000 ans, fût tombé dans l'abrutissement que Bernier & d'autres voyageurs lui attribuent. Comment dans la même ville, a t-on pu inventer la géométrie, l'astronomie, & croire que la lune est cinquante mille lieues au delà du soleil? Ce contraste me faisait de la peine; mais l'aventure de Galilée & de ses juges m'en faisait davantage, & je me disais, comme Arlequin: tutto il mondo e fatto come la nostra famiglia. Ensuite je me figurais qu'une nation pouvait avoir été autrefois très instruite, très industrieuse, très respectable, & être aujourd'hui très ignorante à beaucoup d'égards, & peut-être assez méprisable, quoiqu'elle eût beaucoup plus d'écoles qu'autrefois. Si vous alliez aujourd'hui, monsieur, commander une quinquérème au sacré collège, je doute que vous fussiez aussi bien servi que du temps d'Auguste. Le gouvernement tartare a bien pu produire d'aussi grands changements dans l'Inde que les deux clefs de saint Pierre en ont opéré à Rome.

Il faut vous faire ma confession entière. Je me souvenais qu'autrefois nos nations de la zône tempérée n'imaginaient pas que la terre fût habitée au delà du 50e degré de latitude boréale, & je faisais encore honneur à mes Bracmanes d'avoir deviné que le plus long jour d'été était double du plus court jour d'hiver. Je pardonnais aux Grecs d'avoir placé ces ténèbres cimmériennes précisément vers le 50e degré.

Enfin, monsieur, pardonnez moi surtout si la faiblesse de mes organes ne m'avait pas permis de croire que l'astronomie eût pu naître chez les Usbecks & chez les Kalcas. J'habite depuis plus de vingt-quatre ans un climat couvert de neige & de frimas affreux comme le leur, pendant six mois de l'année au moins. Nos étés nous donnent rarement de beaux jours & jamais de belles nuits. J'ai eu longtemps chez moi un Tartare fort aimable envoyé par l'impératrice de Russie; il m'a dit que le mont Caucase n'est pas plus agréable que le mont Jura; & je me suis imaginé qu'on n'était guère tenté d'observer assidument les étoiles sous un ciel si triste, surtout lorsqu'on manquait de tous les secours nécessaires. L'abbé Chape a observé le passage de Vénus sur le soleil à Tobolsk vers le 58e degré, sur le terrain le plus froid & sous le ciel le plus nébuleux, mais il était muni de toute la science de l'Europe, des meilleurs instruments, de la santé la plus robuste; encore mourut il bientôt après de telles fatigues.

J'étais donc toujours persuadé que le pays des belles nuits était le seul où l'astronomie avait pu naître. L'idée que notre pauvre globe avait été autrefois plus chaud qu'il n'est, & qu'il s'était refroidi par degrés, me faisait peu d'impression. Je n'ai jamais lu le feu central de m. de Mairan; & depuis qu'on ne croit plus au tartare, il me semblait que le feu central n'avait pas grand crédit.

Le phénix ne me paraissait pas inventé par les habitants du Caucase: mais enfin, monsieur, tout ce que vous avancez me parait d'une si vaste érudition, & appuyé de si grandes probabilités, que je sacrifie sans peine tous mes doutes à votre torrent de lumières.

Votre livre est non seulement un chef-d'œuvre de science & de génie, mais un des systèmes les plus probables. Il vous fera un honneur infini. Je vous remercie encore une fois de la bonté que vous avez eue de m'en gratifier.

Je vous demande bien pardon de mes petits scrupules: vous les chassez de mon esprit, & vous n'y laissez que la tendre estime & la respectueuse reconnaissance avec laquelle j'ai l'honneur d'être, &c.

V.