19 janvier 1776, à Ferney
J'ose toujours, monsieur, vous demander grâce pour les Bracmanes.
Ces Gangarides qui habitaient un si beau climat, & à qui la nature prodiguait tous les biens, devaient, ce me semble, avoir plus de loisir pour contempler les astres, que n'en avaient les Tartares Kalcas & les Tartares Usbeks. Les autres Tartares portugais, espagnols, hollandais & même français, qui sont venus ravager les côtes de Malabar & de Coromandel, ont pu détruire les sciences dans ce pays là, comme les Turcs les ont détruites dans la Grèce. Nos compagnies des Indes n'ont pas été des académies des sciences…..
Je n'ai pas de peine à croire que nos soldats envoyés dans l'Inde, & nos commis, encore plus cruels & plus fripons, aient un peu dérangé les études des écoles que Zoroastre & Pythagore venaient consulter. Mais enfin, nous n'avons point encore brûlé Bénarès; les Espagnols n'y ont point établi l'inquisition comme à Goa; & l'on m'assure que dans cette ville, qui est peut-être la plus ancienne du monde, il y a encore de vrais savants.
Les Tartares vinrent plus d'une fois subjuguer ce beau pays, mais ils respectaient Bénarès; & il y a encore un grand pays voisin, où ce qu'on appelle l'âge d'or s'est conservé.
Il ne nous est jamais venu de la Scythie européenne & asiatique que des tigres qui ont mangé nos agneaux. Quelques uns de ces tigres, à la vérité, ont été un peu astronomes quand ils ont été de loisir, après avoir saccagé tout le nord de l'Inde. Mais est il à croire que ces tigres partirent d'abord de leurs tanières avec des quarts de cercle & des astrolabes? Rien n'est plus ingénieux & plus vraisemblable, monsieur, que ce que vous dites des premières observations, qui n'ont pu être faites que dans des pays où le plus long jour est de seize heures, & le plus court de huit. Mais il me semble que les Indiens septentrionaux, qui demeuraient à Cachemire vers le 36e degré, pouvaient bien être à portée de faire cette découverte.
Enfin, ce qui me fait pencher pour les Bracmanes, c'est cette foule de témoignages avantageux que l'antiquité nous fournit en leur faveur. Ce sont ces voyages étonnants entrepris des bouts de l'Europe pour aller s'instruire chez eux. A t-on jamais vu un philosophe grec aller chercher la science dans les pays de Gog & de Magog?
Il est vrai que les Bramines d'aujourd'hui qui demeurent à Tanjaour, ne sont que des copistes qui travaillent de routine, & dont nous avons beaucoup dérangé les études. Mais songez, je vous en prie, qu'il n'y a plus de Platon dans Athènes, ni de Cicéron dans Rome.
Ce que je sais certainement, c'est que vous citez des livres qui ne valent pas le vôtre, à beaucoup près; que je vous ai une extrême obligation de me l'avoir envoyé & de m'avoir instruit, & que je vous demande pardon d'avoir quelque scrupule sur un ou deux points. Le doute sert à raffermir la foi.
J'ai l'honneur d'être avec reconnaissance & avec l'estime la plus respectueuse, &c.
Le vieux Malade V.