27 fév: 1777, à Ferney
Je ne dispute point contre vous, je ne cherche qu'à m'instruire. Je suis un vieil aveugle qui vous demande le chemin. Personne n'est plus capable que vous de rectifier mes idées sur les Bracmanes.
Je suis étonné qu'aucun de nos Français n'ait eu la curiosité d'apprendre à Bénerès l'ancienne langue sacrée, comme ont fait mr Holwel et mr Dow.
1º Le livre du Shasta, écrit il y a près de cinq mille ans, n'est il pas assez sublime pour nous laisser croire que les auteurs avaient du génie et de la science?
2º Est il bien vrai que les Brames d'aujourd'hui n'ont ni science ni génie?
3º S'ils ont dégénéré sous la tyrannie des descendants de Tamerlan, n'est ce pas l'effet naturel de ce que nous voyons dans Rome et dans la Grèce?
4º Zoroastre et Pythagore auraient ils fait un voyage si long pour aller les consulter, s'ils n'avaient pas eu la réputation d'être les plus éclairés des hommes?
5º Leurs trois vice-dieux ou sous-dieux, Brama, Vishou et Routren, le formateur, le restaurateur, l'exterminateur, ne sont ils pas l'origine des trois Parques, Clotho, colum retinet, Lachesis net, Atropos occat? La guerre de Moïsasor et des anges rebelles contre l'éternel n'est elle pas évidemment le modèle de la guerre de Briarée et des autres géants contre Jupiter?
6º N'est il donc pas à croire que ces inventeurs avaient inventé aussi l'astronomie dans leur beau climat, puisqu'ils avaient bien plus besoin de cette astronomie pour régler leurs travaux et leurs fêtes qu'ils n'avaient besoin de fables pour gouverner les hommes?
7º Si c'était une nation étrangère qui eût enseigné l'Inde ne resterait il pas à Bénarès quelques traces de cet ancien événement? Messrs Holwel et Dow n'en ont point parlé.
8º Je conçois qu'il est possible qu'un ancien peuple ait instruit les Indiens, mais n'est il pas permis d'en douter quand on n'a nulle nouvelle de cet ancien peuple?
9º Voilà, monsieur, à peu près le précis des doutes que j'ai eus sur la philosophie des Bracmanes, et que j'ai soumis à votre décision. Je vous avoue que je n'avais jamais lu le système de mr de Mairan, sur la chaleur interne de la terre, comparée avec celle que produit le soleil en été. J'étais seulement très persuadé qu'il y a partout du feu. Ignis ubique latet naturam amplectitur omnem.
Les artichauts et les asperges que nous avons mangés cette année au mois de janvier au milieu des glaces et des neiges et qui ont été produits sans qu'un seul rayon du soleil s'en soit mêlé, et sans aucun feu artificiel, me prouvaient assez que la terre possède une chaleur intrinsèque très forte. Ce que vous en dites dans votre neuvième lettre m'a beaucoup plus instruit que mon potager.
Vos deux livres, monsieur, sont deux trésors de la plus profonde érudition, et des conjectures les plus ingénieuses, ornées d'un style véritablement éloquent, qui est toujours convenable au sujet.
Je vous remercie surtout de votre dernier volume. On me croira digne de vous avoir eu pour maître puisque c'est à moi que vous adressez des lettres où tout le monde peut s'instruire.
Agréez la reconnaissance et la respectueuse estime de votre très humble et très ob. sr
Le vieux malade de Ferney puer centum annorum