1769-04-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Paul Foucher.

Monsieur,

Je suis un homme de Lettres, et je n'ai jamais rien publié; ainsi, je suis aussi obscur que beaucoup de mes confrères qui ont écrit.
Je suis à la campagne depuis quelques années auprès d'un bon vieillard, qui en son tems ne laissa pas d'écrire beaucoup, et qui cependant est fort connu. J'ai eu l'honneur de vivre familièrement avec le neveu de feu l'abbé Bazin qui répondit si poliment et si plaisamment à mr L'Archer, ce superbe ennemi de l'abbé Bazin. Permettez que j'aie aussi l'honneur de vous répondre. Je n'entends rien à la raillerie; mais j'espère que vous serez content de ma politesse.

On m'a mandé, Monsieur, que vous aviez bien maltraitté le bon vieillard auprès de qui je cultive les Lettres. On dit que c'est dans le 27e volume des mémoires de l'académie des belles Lettres, page 331. Je n'ai point ce livre; c'est à vous à voir, Monsieur, si les paroles qu'on m'a raportées sont les vôtres. Les voicy.

'Mr De V., par une méprise assez singulière, transforme en homme le titre du livre intitulé Le Sadder. Zoroastre, dit-il, dans les écrits conservés par le Sadder, feint que Dieu lui fit voir l'enfer, et les peines réservées aux méchans etca. Je parierais bien que Mr De V. n'a jamais lu le Sadder etca.'

Permettez, Monsieur, que je déffende devant vous, et devant l'académie des belles Lettres, la cause d'un hommes hors de combat qui ne peut se déffendre lui même. J'ai consulté le livre que vous citez et que vous censurez. Le tître n'est pas, histoire universelle, comme vous le dites, mais, Essai sur l'histoire générale et sur les mœurs et l'esprit des nations. L'endroit que vous citez, et sur lequel vous offrez de parier, est à la page 63 de la nouvelle édition de 1761, Tome 1er . Voicy les propres paroles. 'C'est dans ces dogmes qu'on trouve, ainsi que dans l'Inde, l'immortalité de l'âme, et une autre vie heureuse ou malheureuse. C'est là qu'on voit expressément un Enfer. Zoroastre dans les écrits que le Sadder a rédigés, dit que Dieu lui fit voir cet enfer, et les peines réservées aux méchans etca.'

Vous voiez bien, Monsieur, que l'auteur n'a point dit, Zoroastre dans les écrits conservés par Sadder. Vous concevez bien que le Sadder ne peut pas être un homme, mais un écrit. C'est ainsi qu'on dit: les choses annoncées par l'ancien Testament, et prouvées par le nouveau, la destruction de Troye négligée par Homère, et connue par l'Enéïde, l'Illiade d'Homere abrégée par la traduction de Lamothe, Les fables d'Esope embellies par les fables de Lafontaine.

Vous voulez parier, Monsieur, que ce pauvre bon hommes que vous traittez un peu durement, n'a jamais lu le Sadder. Je lui ai montré aujourd'hui la petite correction que vous lui faittes, et vôtre offre de lui gagner son argent. 'Hélas!' m'a t-il dit, 'qu'il se garde bien de parier, il perdrait à coup sûr. Je me souviens d'avoir lu autrefois dans le Sadder, porte 32e, Si quelque homme docte veut lire le livre de Vesta, il faut qu'il aprenne les propres paroles, afin qu'il les puisse citer juste. C'est un éxcellent conseil que le Sadder donne aux critiques.

Le même Sadder, porte 46e, dit, autant qu'il m'en souvient, il ne faut pas reprendre injustement et tromper les lecteurs. C'est le péché d'Hamimal. Quand vous avez été coupable de ce péché, il faut faire excuser à vôtre adversaire: car si vôtre adversaire n'est pas content de vous, sachez que vous ne pourez jamais passer après vôtre mort sur le pont aigu. Allez donc trouver vôtre adversaire que vous avez contristé mal à propos; dites lui: j'ai tort, je me repens, sans quoi il n'y a point de salut pour vous.'

'Il faut encor', m'a dit ce bon vieillard, 'que Mr L'abbé Foucher ait la bonté de lire les portes 57 et 58. Il y verra que Dieu ordonne qu'on dise toujours la vérité. Je ne doute pas que Mr L'abbé Foucher n'aime beaucoup la vérité. lt a bien dû concevoir qu'il est impossible que le Sadder signifie un hommes et non pas un livre. Les Italiens sont le seul peuple de la terre chez qui on accorde L'article Le aux auteurs: Le Dante, Le Pulci, Le Boyardo, L'Arioste, Le Tasse; mais on n'a jamais dit chez les Latins Le Virgile, ni chez les Grecs L'Homere, ni chez les Asiatiques L'Esope; ni chez les Indiens Le Brama; ni chez les Persans Le Zoroastre; ni chez les Chinois Le Confutzé. Il était donc impossible que Le Sadder signifiât un homme et non pas un livre. Il est donc nécessaire et décent que cette petite bévue de Mr L'abbé Foucher soit corrigée, et qu'il ne tombe plus dans le péché d'Hamimal.

Quant au pari qu'il veut faire, il est vrai que Roquebrune dans le Roman comique, offre toujours de parier cent pistoles. Il est vrai que Montagne dit, il faut parier, afin que vôtre valet puisse vous dire au bout de l'année, Monsieur, vous avez perdu cent écus en vingt fois pour avoir été ignorant et opiniâtre. Je ne crois point Mr L'abbé Foucher ignorant, au contraire, on m'a dit qu'il était très savant. Je ne crois point non plus qu'il soit opiniâtre, et je ne veux lui gagner ni cent pistoles, ni cent écus.'

Voilà, Monsieur, mot pour mot tout ce que m'a dit l'homme plus que septuagénaire et fort près d'être octogénaire que vous avez voulu contrister au mépris des loix du Sadder. Il n'est nullement fâché de vôtre méprise; il vous aime beaucoup; j'en use de même, et c'est avec ces sentiments que j'ai l'honneur d'être

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur