à Tourney par Geneve 1er octb 1759
Monsieur,
La confiance que vous voulez bien me témoigner et le goust que vous avez pour la vérité, me touchent sensiblement.
Vous avez perdu, dites vous, des protecteurs, mais vous êtes sans doute votre protecteur vous même. On n'a besoin de personne quand on a un nom et des terres. Mr le chevalier Daidie a pris il y a longtemps le party de se retirer chez luy. Il s'est procuré par là une vie heureuse et longue. Il n'y a personne qui ne regarde le repos et l'indépendance comme le but de tous ses travaux, pourquoy donc ne pas aller au but de bonne heure? On est égal aux rois quand on sait vivre heureux chez soy.
Quant aux objets de métaphisique dont vous me faittes l'honneur de me parler, ils méritent votre attention. Il est bien vray que dans les loix de Moyse il n'est jamais parlé de l'immortalité de l'âme, ny de récompenses et de peines dans une autre vie. Tout est temporel; et l'anglais Warburton que mr Silhouete a traduit en partie prétend que Moyse n'avait pas besoin de ce ressort pour conduire les Hébreux parce qu'ils avaient dieu pour roy, et que ce Roy les punissait sur le champ quand ils avaient fait quelques fautes. Cependant il est clair que du temps de Moise les Egiptiens avaient embrassé le dogme de l'existence d'une âme aérienne et éternelle qui devait se rejoindre au corps après une multitude de siècles. C'est pour cette raison qu'on embaumait les corps afin que l'âme les retrouvast, et qu'on bâtissait des tombeaux en piramides. L'idée de l'immortalité de l'âme et d'un enfer se retrouve dans l'ancien Zoroastre, contemporain de Moyse, dont les rites et les opinions nous ont été conservez dans le Sadder. La même opinion est confirmée dans les poésies d'Homere. Il est vray qu'on n'avait pas l'idée d'un esprit pur. L'âme chez tous les anciens était un air subtil, mais il n'importe quelle fut son essence. Le grand intérest des sociétez demandait qu'elle fût immortelle et qu'après la mort on pût luy demander compte. Démocrite, Epicure et plusieurs autres, combattirent ce sentiment. Ils prétendirent que les honnêtes gens n'avaient pas besoin de l'enfer pour être vertueux, que l'idée de l'enfer faisait plus de mal que de bien, que L'âme n'est pas un être à part, que c'est une faculté de sentir, de penser, comme les arbres ont de la nature la faculté de végéter, qu'on sent par les nerfs, qu'on pense par la tête, comme on touche avec les mains, et qu'on marche avec les pieds.
Pour Platon et Socrate il est indubitable qu'ils croyaient l'âme immortelle. Ce dogme a été le plus universellement répandu. Il paraît le plus sage, le plus consolant et le plus politique. Pour peu que vous lisiez monsieur les bons livres traduits en notre langue, vous en saurez baucoup plus que je ne pourais vous en dire, et avec l'esprit juste que vous avez, vous vous formerez des idées saines de touttes ces choses qui nous intéressent véritablement. Vous avez grande raison de rejetter touttes les idées populaires. Jamais les sages n'ont pensé comme le peuple. St Crépin est le saint des cordoniers, Ste Barbe des vergetiers, mais la vérité est le saint des philosophes. En voylà baucoup pour un vieillard qui ne connait plus que sa charue et ses vignes. Je trouve que la meilleure philosophie est celle de cultiver ses terres. Je me croirais fort heureux si je pouvais avoir l'honneur de vous recevoir dans un de mes hermitages.
Je suis avec respect
monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire gentilhome orde du roy