à Paris, le 17 juin 1769
Monsieur,
La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'est parvenue dans une province où j'ai fait quelque séjour.
N'ayant pas les livres nécessaires pour vous faire réponse sur le champ, j'ai été forcé de la différer jusqu'à mon retour. Mais j'apprends, en arrivant à Paris, que votre lettre, datée du 30 avril dernier, a paru dans le Mercure dès le premier du mois de juin. Vous auriez peut-être mieux fait d'attendre les éclaircissements que je ne pouvais manquer de vous donner; mais vous étiez pressé de me traduire au tribunal du public: il faut vous y suivre.
Pour le mettre au fait de cette petite contestation, je crois devoir copier en entier la note dont vous vous plaignez, & dont vous ne rapportez qu'un extrait. Elle est à la pag.331 du XXVII vol. du recueil de l'académie des belles lettres. Traitant dans un de mes mémoires des écrits de Zoroastre, je ne pouvais me dispenser de parler du Sad-der, poëme persan. Voici la note.
'Ce poëme est intitulé Sad der, c'est à-dire, les cent portes, parce que l'auteur divise son ouvrage en cent articles ou chapitres, contenant des préceptes moraux & des pratiques de religion, qui sont comme des portes par lesquelles on doit entrer dans le séjour des bienheureux. M. de Voltaire, par une méprise assez singulière, transforme en homme le titre de cet ouvrage. Zoroastre, dit-il, dans les écrits conservés par Sadder, feint que Dieu, &c. L'auteur du Sad-der n'est connu que sous le nom de fils de Melic-Shah. D'ailleurs ce mage n'a pas conservé les écrits de Zoroastre, mais a prétendu en faire un abrégé. Je parierois bien que M. de V. n'a jamais lu le Sad-der ni le livre de M. Hyde. (Hist. univers. T.1, p.135).'
Il y a ici une faute d'impression, dont je ne me suis pas aperçu en corrigeant les épreuves. Il faut lire, p.35, & non p.135.
J'avoue encore que je devais indiquer l'ouvrage de M. de V. sous le titre d' Essai sur l'histoire générale. Il ne faut point citer négligemment, lors même qu'on n'induit personne en erreur. Vous voyez, Monsieur, que je sais convenir de mes torts. Mais ce n'est là qu'une minutie. Venons à l'essentiel.
Vous m'accusez de n'avoir pas copié exactement les paroles de m. de V., d'avoir même altéré son texte pour lui donner un ridicule; & pour le prouver, vous me présentez la véritable phrase de l'auteur de l' Essai telle qu'elle se trouve à la pag. 63 de la nouvelle édition de 1761, T.1. On y lit en effet: Zoroastre dans les écrits que le Sadder a rédigés.
'Vous voyez' me dites vous, 'que l'auteur n'a point dit: Zoroastre dans les écrits conservés par Sadder … le Sadder ne peut pas être un homme, mais un écrit'.
M. de V. me presse encore plus vivement. 'Les Italiens, vous disoit-il, sont le seul peuple de la terre chez qui on accorde l'article le aux auteurs: le Dante, l'Arioste, le Tasse; mais on n'a jamais dit chez les Latins, le Virgile ni chez les Grecs, l'homère, &c. Il étoit donc impossible que le Sadder signifiât un homme, & non pas un livre'.
M. de V. qui s'imagine que j'ignore cet usage des nations, en prend occasion de m'avertir qu'il est nécessaire& décent que cette petite bévue soit corrigée de ma part. Il me prouve, par un passage du Sad der, qu'il faut citer juste les paroles de ceux qu'on veut critiquer; & par un autre, que le calomniateur doit aller trouver son adversaire, s'humilier devant lui, lui demander pardon.
En vérité, monsieur, j'admire la douceur de votre ami. La bévue qu'il me reproche serait, non pas une petite bévue, mais une bévue énorme, ou plutôt une infidélité criante. Il veut me juger, dit il, par les loix du Sad-der; & cependant il a la modération de passer sous silence la peine que le législateur m'aurait imposée. Savez vous bien que cet écrivain rigide prescrit au coupable d'aller se prosterner devant l'offensé, & de lui présenter un grand vase plein d'or surmonté d'un poignard, en le rendant ainsi maître de sa fortune & de sa vie. M. de V. me rassure: il ne veut ni me ruiner ni me tuer.
Ecoutez moi maintenant, monsieur: il est temps que je plaide ma cause; mon plaidoyer ne sera pas long.
Vous me citez une nouvelleédition de 1761; & vous ne dites rien de la précédente qui parut en 1756. C'était néanmoins la seule que je pusse consulter, lorsque je fis ma note. Les tomes XXVII & XXVIII de notre recueil n'ont paru qu'en 1761; & comme nos volumes s'impriment lentement, mes mémoires sur la religion des Perses, qui sont des premiers dans le Tom.XXVII, étaient à l'impression en 1759, ou 1760 au plus tard. Pouvais je avoir égard à la nouvelleédition de 1761, qui n'existait pas? Je ne la connais même encore à présent que parce que vous m'y renvoyez.
Ouvrez donc l'ancienne édition de 1756, à laquelle vous auriez dû recourir le premier. Ouvrez, monsieur, & lisez (t.1, p.35, lig.3) ces paroles expresses que je copie sur le livre même: Zoroastre dans les écrits conservés par Sadder. Qu'en dites vous? Il n'y a pas moyen de reculer: vous avez vous même prononcé votre arrêt, en convenant que ces paroles sont tranchantes, & que, dans cette phrase, Sadder ne peut signifier qu'un homme. M. de V. doit à présent être tranquille sur l'état de ma conscience: il voit bien que je ne suis pas coupable du péché d' Hamimal.
Il est vrai qu'il s'exprime d'une manière un peu différente dans la nouvelleédition de 1761, & j'en vois la raison. Je ne fus pas le seul à m'apercevoir de la méprise qui lui était échappée. Tous les gens au fait de la littérature orientale la remarquèrent; & l'écho, formé par tant de voix, retentit jusqu'à lui: il voulut corriger cet endroit défectueux, & substitua ces mots: Zoroastre dans les écrits que le Sadder a rédigés. Mais la correction n'est pas heureuse. Malgré l'article le, l'idée d'un homme se présente toujours à l'esprit; car on n'a jamais dit qu'un livre en ait rédigé un autre: un écrivain seul est rédacteur. M. de V. n'était encore qu'à demi détrompé, & peut-être ne faisait pas attention dans ce moment que l'auteur du Sad-der n'est pas italien.
De plus rédiger ne vaut pas mieux que conserver. Dans la vérité, l'auteur du Sad-der n'a ni conservé ni rédigé les écrits de Zoroastre. Ces écrits, vrais ou supposés, existaient depuis longtemps dans la secte des Ghébres, lorsqu'un mage, il y a 250 ans ou environ, en publia un abrégé dans un poème en langue persane, qu'il intitula Sad-der. Nous avons des ouvrages sous le titre de Morale de l'évangile, Morale du nouveau Testament. Dira-t-on que ces livres, ou les auteurs de ces livres, ont conservé ou rédigé l'évangile et le nouveau testament?
Ainsi, monsieur, quand j'aurais eu dans les mains la nouvelleédition de l' Essai sur l'histoire générale, il m'aurait encore paru très vraisemblable que m. de V. n'avait point lu le Sadder, ou qu'il n'y avait jeté qu'un coup d'œil trop rapide pour s'en former une idée juste. Je n'y trouve point à redire. Un bel esprit comme lui n'est pas fait pour s'occuper d'un livre aussi dégoûtant, lorsqu'il n'est pas obligé d'en faire une étude. Il n'a point entrepris de traiter à fond de la religion des Perses; il n'en parle qu'en passant; & ce qu'il en dit ne remplit pas deux pages entières, au moins dans l'édition de 1756. Un écrivain, qui veut toucher en peu de mots ces sujets épisodiques, ne donne souvent qu'un résultat de lectures superficielles, & s'expose à des méprises. Mais quel est l'auteur qui puisse se flatter d'en être tout à fait exempt? Prendre un mot persan, qu'on n'entend point, pour le nom d'un prêtre, pendant que c'est le titre d'un livre, ne sera jamais une faute grave aux yeux des gens sensés. Dieu nous préserve de plus grandes erreurs. Elles sont, pour l'ordinaire, l'apanage de ceux qui se piquent de tout savoir; & je ne crois pas que m. de V. ambitionne ce privilège.
Vous voulez cependant qu'il ait lu & bien lu le Sad-der. Eh, monsieur, ne me tirez pas de mon erreur, si c'en est une. Moins ce plat livre aura été connu de votre ami, & plus la méprise me paraîtra légère & pardonnable. Au reste la preuve que vous alléguez n'en est pas une. Qui croira jamais que m. de V. au bout de quinze ou vingt ans soit encore assez plain du Sad-der pour en traduire exactement des passages entiers, & pour citer les articles où ils se trouvent? Retenir mot pour mot des texte d'un latin plus que barbare, serait un effort de mémoire qui tiendrait du prodige. Avouez de bonne foi, monsieur, que vous avez rafraîchi la sienne en mettant le livre sous ses yeux.
Je finis par vous protester que je n'ai point eu le dessein de contrister m. de V., encore moins de l'offenser. Si j'avais voulu le critiquer, il m'était facile d'en trouver l'occasion, sans sortir même de l'endroit où il parle de la religion des Perses. Mais sa méprise sur le Sad-der me parut singulière: elle était neuve, & se plaça d'elle même au bout de ma plume. Je crus que votre ami serait plus tenté d'en rire que de s'en fâcher.
J'ai l'honneur d'être très parfaitement,
monsieur,
votre très humble & très obéissant serviteur,
Foucher de l'académie des inscriptions & belles lettres