[c. June 1735]
Portrait de Voltaire
Vous me demandez Monsieur le portrait de Mr de V. que vous ne connoissez dites vous que par ses ouvrages. C'est déjà beaucoup selon moi que de connoître l'auteur mais vous vouler connoître l'homme. Je vais essaïer de vous peindre l'un et l'autre. Mr de V. est au dessous de la taille des grands hommes, c'est à dire un peu au dessus de la médiocre. Je parle à un naturaliste, ainsi point de chicane sur l'observation. Il est maigre, d'un tempérament sec, il a la bile brûlée, le visage décharné, l'air spirituel et caustique, les yeux étincelans et malins. Tout le feu que vous trouvez dans ses ouvrages est dans ses actions. Vif jusqu’à l’étourderie. C'est une ardeur qui va et vient, qui vous ébloüit et qui pétille. Un homme ainsi constitué ne peut pas manquer d'estre valétudinaire et la lame use le foureau. Gai par complexion, sérieux par régime, ouvert sans franchise, politique sans finesse, sociable sans amis. Il sçait le monde et il l'oublie, le matin Aristipe et Diogene le soir. Il aime la grandeur et il méprise les Grands. Il est aisé avec eux, contraint avec ses égaux. Il commence par la politesse, continüe par la froideur et finit par le dégoût. Il aime la cour et s'y ennüie, sensible sans attachement, voluptueux sans passion, il ne tient à rien par choix et tient à tout par inconstance. Raisonnable sans principes, sa raison a ses accês comme la folie des autres. L'esprit droit, le coeur injuste, il pense tout et se moque de tout, libertin sans tempérament, il sçait aussi moraliser sans moeurs. Vain à l'excês, mais encore plus intéressé, il travaille moins pour la réputation que pour l'argent. Il en a faim et soif. Enfin il se presse de travailler pour se presser de vivre. Il estoit fait pour jouir, il veut amasser. Voilà l'homme, voici l'auteur.
Né Poète, les vers lui coûtent très peu. Cette facilité lui nuit. Il en abuse et ne donne presque rien de fini. Ecrivain facile, ingénieux, élégant, aprez la Poësie son talent seroit pour l'histoire s'il faisoit moins de raisonnemens et jamais de parallèles quoi qu'il en fasse quelquefois d'assez heureux. Mr de V. dans son dernier ouvrage a voulu suivre la manière de Baile. Il tâche de le copier en le censurant. On a dit depuis longtemps que pour faire un Ecrivain sans passion il faudroit qu'il n'eût ni religion ni patrie. Sur ce pied là mr de V. marche à grands pas vers la perfection. On ne peut pas d'abord l'accuser d'estre partisan de sa nation, on lui trouve au contraire un tic aprochant de la manie des vieillards. Les bonnes gens vantent toujours le passé et sont mécontent du présent. Mr de V. est toujours révolté contre son Païs et loue avec excês ce qui est à mille lieües de lui. Pour la Religion on voit qu'il est indécis. A cet égard sans doute il seroit l'homme impartial que l'on cherche sans un petit levain d'anti-Jansenisme un peu trop marqué dans ses ouvrages. Mr de V. a beaucoup de littérature étrangère et françoise et de cette érudition mêlée qui est si fort à la mode aujourd'hui. Politique, Physicien, Géomètre, il est tout ce qu'il veut, mais toujours superficiel et incapable d'approfondir. Il faut pourtant avoir l'esprit bien délié pour effleurer comme lui les matières. Il a le goût plus délicat que seur, satirique, ingénieux, mauvais critique. Il aime les sciences abstraites et l'on ne s'en étonne pas. On lui reproche de n'estre jamais dans un milieu raisonnable, Tantost philantrope, tantost satyrique outré. Pour tout dire en un mot Mr de V. veut estre un homme extraordinaire et il l'est à coup seur.
Je vous renvoïe Monsieur, les papiers que vous avez eu la bonté de me communiquer. Il y avoit bien des remarques à faire sur chaque article du portrait. Il est assez bien écrit suivant le goût d'aujourd'hui, mais il paroit qu'on y a plus recherché l'antithèse que la vérité. L'original y est flatté jusques dans ses défauts dont la pluspart tiennent plus de l'apologie que du reproche, ce qui me feroit juger que le Peintre est un ami de Voltaire, si ce n'est Voltaire lui même qui connoissant ce qu'on peut dire de son caractère se hâte de prendre les devants pour fixer l'idée du Public et prévenir d'autres peintures plus désavantageuses. Cet artifice n'est pas nouveau parmi les gens décriez, et il n'y a plus guères que les dupes qui s'y laissent atraper.