1733-08-11, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

On parodie le Temple du goust en France, et l'on traduit la Henriade et Brutus en vers Anglais; l'un et l'autre mon charmant amy prouve également l'excellence de vos ouvrages.
Je n'ay pu encore enrichir mon petit cabinet de la nouvelle édition du Temple qui s'est faite en Hollande. Tout ce que j'en ay vu de critiques en vers et en prose m'a paru misérable. Je vous exhorte fort à construire, comme vous le projettés, un édifice régulier des matériaux précieux qui composent ces deux bâtimens élevés à la haste. Rien à mon gré ne peut mieux servir d'entrée à vos ouvrages que le Temple du goust.

Ce superbe et galant Portique
Devoit conduire vos Lecteurs
Dans ce Parterre magnifique
Où vous étalés tant de fleurs.

Ménagés je vous en suplie vostre santé, vous la devés à vos amis et à vostre Patrie; je ne sais quel Romain finissoit toujours d'opiner dans le sénat en disant, je suis de plus d'avis qu'il faut ruiner Carthage, et je conclus toujours avec vous qu'il faut m'envoyer Adelaïde, vostre opéra et vos pièces fugitives, et L'ouvrage de l'abbé Linant. Pourquoy m'a t'il volé cette idée? Formont va à la campagne, ainsy c'est à moy que vous adressérés s'il vous plaist le tout. Quand vous voulés rendre quelqu'un heureux écrivés moy. Que vos lettres sont aimables, mon charmant amy, que je les lis avec Plaisir! elles respirent l'esprit et la tendresse. Vous m'aviés fait part, dites vous, de vostre Epistre à Emilie sur la médisance si Emilie ne vous l'avoit pas défendu. Je ne vous la demande plus et pour l'obtenir je m'adresse sous vostre congé à cette Reine de vos volontés.

à Emilie

Des succés du prochain l'envieuse Megere,
Que tout éclat alarme, irrite, désespère,
Qui Le coeur déchiré, les yeux étincelans,
Gémit de la Beauté, de l'Esprit, des Talens,
Rampante en sa Malice, altière en sa furie,
Jusque sur la candeur de la plus belle vie
A souvent lancé ses noirceurs;
Vous, ingénieuse et jolie,
Vous deviés craindre ses fureurs;
Mais pour vous sauver de l'impie
On a vu par les airs sur Pegase monté
Un fier Bellerophon, un éclatant génie,
Voler, fondre, écraser ce monstre détesté.
On dit que d'un Poëme en vos mains aporté
L'Egide est un rampart contre la Calomnie.
O qui que vous soyés, soufrés belle Emilie
De ce préservatif qu'on m'acorde copie,
Et je prieray le Ciel pour vous, plein de bonté,
Que vous ayant donné l'Esprit et la Beauté
Il daigne par grâce inoüie
Vous en faire joüir en dépit de l'Envie.
Pour décemment vous adresser mes voeux
A vos genoux je sens qu'il faudroit estre:
Mais c'est un bien réservé pour les dieux,
Dumoins je vous traite comme eux
Qu'on invoque sans les connoitre.