1739-11-02, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Je pars demain pour Rouen mon cher ami où je vous suplie de m'adresser vos Lettres, mais je ne puis m'éloigner encore de vous et songer que vous partés pour Bruxelles sans vous prier de me rassurer sur vostre santé.
Vous soufriés beaucoup quand je vous dis ce funeste adieu qui m'a déchiré le Coeur. Promettés moy dumoins que vous ne quitterés point Paris sans La permission de mr. Morand et que vous ne soyés absolument sûr que les maux que vous éprouvés ne sont de nulle conséquence. Ne pouvés vous donc terminer cette guerre de Bruxelles, vous qui faites des Poëmes, des sistèmes quand il vous plaist, et pour qui Les finesses de l'histoire, de la Politique et de la Phisique ne sont qu'un jeu? Ramenés l'adorable Emilie à Paris avec cent mille écus de plus. C'est à tous deux vostre Patrie, c'est le temple Le plus spacieux de l'univers, c'est l'autel le plus élevé où Le mérite et les talens sont plus en vüe et plus adorés. Revenés à Paris et je feray l'impossible pour vous y suivre; ah mon tendre et charmant ami le plan si séduisant de vivre avec vous ne sera t'il donc jamais qu'un Roman? Que Les momens délicieux que j'ay passés avec vous m'annonceroient de bonheur pour le reste de ma vie!

Ce que L'oeil a vu de plus rare
Je le vis avec vous et j'entendis vos vers.
Quels regrets ce bien me prépare!
Je pars, et de brouillard mes yeux se sont couverts,
Des soins j'entens le cri barbare.
Loin de vous je touche au Tenare,
Chés vous je vois les cieux ouverts.
Faut'il que le sort nous sépare?