1732-05-03, de Pierre Robert Le Cornier de Cideville à Voltaire [François Marie Arouet].

Vous ne vous contentés pas mr. d'estre un grand homme, vous estes un amy plein de bonté et d'attention, et quand vous avés fait les plus beaux vers du monde vous pensés à élever ceux qui en peuvent faire quelque jour.
Je suis enchanté de la façon vive dont vous avés saisi l'occasion de rendre service au jeune abbé Linant. Faites pour luy je vous en conjure tout ce que vous pourés, je crois qu'il mérite par Les qualité du coeur et de l'esprit les peines que vous vous donnés pour luy. Vous devés à vostre siècle non seulement de le garantir de l'obscurité où il étoit prest de rentrer mais de veiller à vous chercher des successeurs. Le bon goust décroit de jour en jour, le génie s'eteint. Réunissés Les deux qualités rares de le soutenir par vos ouvrages et par la protection que vous luy acordés.

Dans tous ces temps de fanatisme
Où maint hérétique à vers plats
A voulu soutenir le Schisme
Que, je crois, La Motte la bas
Malgré son Ode et son Sophisme
ne prouvera pas
Aux vrais docteurs de l'Atticisme.
Vos vers contre ces attentats
Ont sçu maintenir nostre Reine,
Et quand vous parés ses apas
La Rime est encor souveraine;
Mais craignés que de ses états
Elle ne soit un jour bannie,
Avant que viennent les frimats
Et La nuit de la Barbarie
Faites germer dans nos climats
Les restes mourants du génie,
Soyés Virgile et Mecenas,
Protégés, relevés les Muses abbatües.
En nos jours qu'espérer d'ingrats
Qui n'ont point à Voltaire élevé des statües?

Nous attendons avec impatience ce que vous nous avés promis, vostre Eriphile et vostre compliment au Parterre, vous en deviés bien un au public qui vous en fait depuis si longtemps. Vos nouveaux efforts vous ont sans doute mérité de nouvelles Louanges, vos changements seront d'autres beautés, et prouveront que vostre génie qui fait naitre si facilement de grandes choses en sait produire de mervueilleuses, et que vous ne quittés un ciel que pour un plus élevé. Il faut que vostre tragédie soit bien belle pour La paroîcre dans la bouche des détestables acteurs qui la joüent.

O déshonneur! ô crimes sans examples!
Une troupe de furieux
Ose envahir nos Temples
Et profaner les Hymnes de nos Dieux.
Quoy ces beaux sentiments que la Rime énergique
A parés du plus riche atour,
Enfans de Melpomene et du charmant Amour,
Quoy vos vers sont en proÿe à la rage gothique
Du cruel Sarrasin et de la Balicour?
Où sont Les grâces, la finesse
De nostre aimable Le Couvreur?
Où sont la force et la noblesse
Baron de ton art enchanteur?
Meslés aux acteurs de la Grece
Des champs Elisiens ils font tout le bonheur,
Ils étonnent les Morts en rendant à leur coeur
La pitié, La terreur, la crainte et la tendresse.
Voltaire, Le Destin qui pour sécher nos pleurs
Nous a promis en vous l'héritier des Corneilles,
Devoit aux doux fruits de vos veilles
De plus dignes acteurs.

Je vous embrasse de tout mon cœur.