1757-09-24, de Théodore Tronchin à Jacob Vernet.

Dans l'esprit de paix, Mr, que mon tempérament naturel, que l'usage du monde, et l'inutilité des disputes, pour ne rien dire de leur mauvais effet, impriment tous les jours plus profondémt dans mon cœur, et qui sera, j'espère, l'éternel fondemt de la tranquilité et de la douceur de ma vie, je ne me serois jamais décidé à communiquer votre lettreà Mr de Voltaire, si vous n'aviés paru le souhaiter.
Vous avés aussi voulu que j'en fis part à Mr Tronchin Boissier. Je vous ai obéi, Mr, vous avés cy joint leurs réponses. L'une vous est adressée directemt, l'autre l'est à moy. Je vous en envoie la copie, et j'en garde l'original. Je ne ferai point de réflexions sur celle de Mr Tronchin, et je me tairois peutêtre sur l'autre, si quelques expressions de ma derre lettre n'exigeoient de moi quelques explications, parce qu'elles ont paru vous faire de la peine, et ce n'a jamais été mon intention. Après bien des raisons déduites dans mes précédentes lettres, et peutêtre répétées, craignant pour vous, Mr, la continuation d'une dispute, dans laquelle vous n'avés qu'à perdre, j'ai pris la liberté de vous dire un peu trop fortement peutêtre, que ce sera à vous de porter les coups qu'on vous prépare. Votre résistance, Mr, les a arraché d'une bouche qui n'aime point à dire des duretés, si peu compatibles avec mon humeur et avec les égards que je vous dois. Mais pouvois je vous bien servir et vous servir mollemt? Une plus grande retenue auroit pu, par l'événemt, rendre mon intention suspecte. J'étois entré dans l'arcenal où sont renfermées les armes avec lesquelles on peut vous battre, j'en connoissois la trempe, et je craignois la main qui pouvoit s'en servir. J'avois lu Mr toutes vos lettres à Mr de V. et je sentois l'incompatibilité des services que vous lui avés rendus, et de ceux que vous vouliés rendre à la réformation, à notre Etat, et à Calvin. Je vous l'avoue de bonne foy, Mr, ne pouvant m'aprivoiser à l'idée que le chef de notre Théologie eût été l'Editeur des œuvres de Mr de V., je n'ai pas cru que le Public en général, et nos étudians en particulier pussent s'y accoutumer. Je croiois rendre un service secret à notre académie et à notre Eglise, en étouffant cette malheureuse querelle; je ne parle plus de la lettre anonyme, vous ne pouvés pas être soupçonné d'en être l'auteur, puisque dans le fond vous pensés come moi, ou plutôt puisque j'ay le bonheur de penser comme vous sur l'affaire de Servet. Sa forme est d'ailleurs trop odieuse, et ses ingrediens trop amers pour qu'on puisse imaginer, que le plus décent et le plus doux de nos Ecclésiastiques y ait eu la moindre part. Quand il n'y auroit dans ce libelle que la calomnie atroce que tout le monde y a remarqué, elle est plus que suffisante pour vous mettre à l'abri de tout soupçon. Si à d'autres égards relatifs à la Religion, l'auteur de la lettre familière à Mr Tiriot a donné prise sur lui, je suis charmé qu'on lui réponde, pourvu que ce soit avec cette modération dont celle que je vous envoie est un modèle. On perd tout quand on mêle des injures où il ne faut que des raisons; mais je le répète, Mr, vu vos ancienes liaisons, vu les services singuliers que vous avés rendus à Mr de V., il seroit peutêtre mieux que vous Mr n'eussiés rien dit. Le M. C. vous en auroit sçu bon gré, non qu'il veuille gêner l'honnête liberté de penser et de dire attachée à votre état. Mais me permettrés vous d'expliquer ses intentions? Il vous voit avec peine engagé dans une dispute, où la Religion ne gagnera rien et où vous pouvés beaucoup perdre. La franchise, Mr, avec laquelle je vous parle est l'expression des sentiments que j'ay pour vous.

T.