à la Boissiere du jeudi au soir 21 7bre 1757
La Thèze Gnale que vous déffendés, Mr, n'avoit pas besoin de votre éloquence.
Quiconque écrit pour le Public se livre à la critique, elle est permise lorsqu'elle est décente. Si les opinions d'un autheur sont contraires aux opinions receues, c'est un engagement de plus à la recevoir avec respect; et si elles blessent en apparence les opinions sacrées, c'est à lui de prouver qu'on a tort de les regarder comme telles, ou qu'en effet il ne les a pas attaquées. Mr de Vore ne croit pas sans doute que sa gloire littéraire doive faire taire les loix de la République des lettres; ce seroit une étrange contradiction que l'apôtre de l'humanité et de la liberté de penser n'en réclamât les droits que pour lui même.
Rien n'étoit donc plus simple ny plus édifiant que le besoin de justifier la Religion si on la croioit attaquée dans les écrits de cet autheur, et si on eût commencé comme vous vous proposés, Mr, de finir, il ne pouvoit en résulter que des discutions utiles aux intérêts de la vérité. Malheureusemt les auteurs de ce projet ont méconnu la dignité de leur rôle. A la tête de cette suite de lettres destinées à déffendre le christianisme, ils ont mis une lettre bien peu chrétienne, une satire amère et injuste où l'on peint Mr de V. come un Impie Profés, dans laquelle on insinue cruellemt qu'il a forgé ces vers que lui même a déférés, et dont il a sollicité la flétrissure, et dans laquelle enfin on appelle toute la Suisse en garantie du mépris et de l'horreur qu'on lui témoigne.
Cette lettre digne des temps où l'on brûloit Servet a été faite en apparence pour colorer l'atrocité de ce jugement. Une Epithète trop forte échappée peutêtre à Mr de V. dans une lettre famillière, a été le signal, ou le prétexte de cette guerre, dont il semble que la vüe secrette ait été de soulever contre lui le Public, mais dans laquelle du moins on a été plus jaloux de l'honneur de Calvin que des intérêts de la Religion, car jusques là on avoit gardé le silence. Le ton de cette lettre, son caracthère anonime, et le journal dans lequel elle a été publiée, nous ont fait croire à Mr le Proffr Tronchin et à moi que Mr de V. devoit la négliger; nous avons cherché à étouffer une dispute, où l'on compromettoit étrangement Calvin, ses Collègues qui partagèrent sa violence, les magistrats qui y cédèrent et les anonimes qui l'ont déffendue avec si peu de succès et de bienséance.
Mais aujourdhuy que Mr de V. va être relevé dans un ouvrage en forme par un adversaire digne de lui, et qui s'est fait un nom dans le monde chrêtien par ses ouvrages en faveur du christianisme, lui conseillerés vous, Mr, de se taire? On doit mépriser une satire obscure. Il faut profiter de la critique sage d'un apologiste de la Religion; mais il n'est permis en aucun cas de la passer sous silence. Un auteur doit ce respect à la Religion de justifier ses intentions, s'il ne peut pas justifier ses ouvrages. Mr de Montesquiou s'est hâté d'absoudre l'Esprit des loix du reproche d'irréligion, Mr Buffon a fait de même, Il s'est réfugié dans la pureté de ses vües; cette accusation est toujours formidable à l'innocence même; si elle est suspecte aux sages, elle ne l'est guères aux Peuples; Plus un homme a de célébrité et plus il doit montrer de délicatesse quand on l'attaque par un endroit si sensible.
En prenant la plume pour sa déffense pensés vous, Mr, que Mr de V. puisse et doive dissimuler l'occasion de ses écrits polémiques? Il a à se justifier auprès des catholiques come auprès des Protestans, et si quelque chose peut lui concilier dans sa déffense cette Ière moitié de l'Europe, n'est ce pas de l'instruire, qu'il ne s'est attiré cette lettre anonime que pour avoir qualifié avec trop d'énergie l'auteur du suplice de Servet? Et quant à la seconde moitié, n'a t-il pas un souverain intérest de lui aprendre qu'un de ses Théologiens connu par les services qu'il a rendu à la Religion, a daigné être l'Editeur de cette histoire qu'on voudroit faire passer aujourd'huy pour une satire de la Religion chrétne? Je sçai, Mr, que vous donnerés des explications sur cet article. Mais en pareille matière les explications les plus heureuses sont encore des malheurs. Et d'ailleurs plus vous vous justifierés là dessus et plus vous confondrés les autheurs de la lettre anonime. Peut-être souhaiteroit-on que Mr de V. en répondant aux lettres qu'on prépare, ne répondît point à la prre; mais, Mr, cette lettre est la préface de celles qui paroitront; Elles y sont annoncées; quand celles-cy verront le jour, celle là cessera d'être anonime. Si un Libraire les receuille, il ne manquera pas de la mettre à leur tête. C'est l'ouvrage d'une société qui a pris pour devise la vérité avec la charité. C'est cette société de sçavants et de chrétiens pacifiques qui charge Mr de V. de faire profession publique d'impiété, et d'être le scandale de Geneve et de la Suisse. Déffendre, éclaircir quelques endroits de ses ouvrages et passer sur des imputations d'autant plus terribles, qu'elles paroissent arrachées à la charité par le zèle, ce seroit les avouer, et par conséquent se déshonorer lui même.
Vous le croiés l'agresseur dans cette dispute, et en cette qualité, obligé peutêtre à des ménagements, mais permettés moi de n'être pas de votre avis. Dans le monde, dans les Tribunaux même, celui qui forceroit un homme de mettre l'épée à la main pour un mot susceptible d'explica͞ons sans les demander au préalable, sans s'assurer même que ce mot est de lui, passeroit incontestablemt pour un querelleur. A-t-on pris la voye des explications avec Mr de V., lui qui ne croit point s'être servi de l'expression qu'on lui reproche, lui qui l'auroit désavouée si elle lui étoit échapée, lui enfin qui dans cette lettre dont on lui fait un crime, a voulu très visiblemt donner un éloge à l'esprit de modération qu'il croioit régner dans notre Ville? Ce n'est donc pas lui qui est l'agresseur. Ce sont les anonimes, et leur agression, vous en conviendrés, est également violente et préméditée. Prétendront-ils qu'un home qu'ils accusent de n'être pas chrétien, fasse à la paix un sacrifice que le christianisme même ne sçauroit exiger?
C'est leur intérest, c'est le vôtre Mr, c'est celui de l'Eglise, du Gouvernemt, qui nous a fait désirer que cette dispute fût abimée dans l'oubli. Vous effacerés tant de nuances qu'il vous plaira de l'action de Calvin, elle restera toujours odieuse. Empêcherés vous qu'il ait eu des disputes avec Servet, que ces disputes ne l'eussent brouillé avec lui, que cependant il ait été son délateur, sa partie et son juge même, puis qu'il se chargea d'extraire des ouvrages de Servet les propositions qui devoient le conduire au bûcher? Si un Jésuite brouillé avec un Janséniste pour quelques disputes sur la grâce, le déféroit, lui faisoit partie, choisissoit lui même dans ses livres les endroits les plus hérétiques, et que les Juges échauffés par cet accusateur se prêtassent à cette manœuvre, et fissent brûler vif cet infortuné, toute l'Europe ne frémiroit-elle pas d'horreur, et seroit-on bien reçu à vouloir prouver que du moins il n'y a point de trahison dans le fait de ce Jésuite? Quoi donc, les mêmes choses ont-elles des noms différents? L'action de Calvin étant telle dans le fond, est-il bien consolant de prouver come a fait Mr de la Chapelle, que ce Lafontaine, l'instrument de Calvin, étoit proposant et non pas cuisinier, et d'examiner s'il avoit eu dessein auparavant de faire pendre Servet à Lyon ou à Vienne? Non, Mr, avouons le ingénuement, le supplice de Servet est un meurtre. Je le signerai, je fais gloire de penser ainsi. Bt plût à Dieu que le corps entier de nos Pasteurs le signât avec moi et apprît à tout l'Europe que son respect pour un grand home et sa reconnoissance pour ses services ne change point à ses yeux la nature de cette action, plus jaloux des droits sacrés de la Religion et de l'humanité, que de l'intérêt de sa mémoire.
Ce sont en abrégé les raisons qui me persuadent, Mr, que les principes g͞naux que vous établissés dans votre lettre, incontestables en eux-mêmes, ne s'appliqueroient pas heureusemtà ce cas particulier. Tout est lié dans la dispute que vous préparés, vos lettres le seront à la lettre anonyme, et la lettre anonyme à l'exécution cruelle de Servet. Que peut on gagner à réveiller des procès de cette espèce? 'Le désir g͞nal de vos Collègues, des persones de ce pays attachées au christianisme est', dites vous, 'qu'on en prenne en main la déffense. C'est', ajoutés vous, 'le désir g͞nal du dehors, Mr Chais vous en presse.' C'est à vous, Mr, à peser les circonstances où vous vous trouvés, et celles où se trouvent les anonymes. Vous les connoissés et je ne soupçonne pas même leur nom. Mais au reste je ne vois pas que parce que les ouvrages de Mr de V. ont été mis icy sous la presse sans permission et sans porter le lieu de l'impression, nos Théologiens soient plus engagés à les réfuter que les Théologiens de Hollande où l'on imprime actuellemt ces mêmes ouvrages avec permission et privilège. Vous avés souhaité, Mr, que Mr le Proffr Tronchin me communiqua votre lettre. J'ay cru devoir reconnoitre votre politesse par une grande franchise. Vous sçavés quel intérest m'anime ici, et que ce n'est pas celui de Mr de V., qui ne peut que gagner aux occasions de se justifier.
Je n'ai point vu la lettre à laquelle vous répondés, et j'ignore ce que c'est que ces coups dont vous dites qu'on vous menace. Mr Tronchin n'a sans doute entendu par là que ce que je viens de vous détailler. Je lui renvoie votre lettre, et la mienne ouverte. Il vous l'expliquera. Pour moi, quelque tour que prenne cette affaire, Je ferai tous mes efforts pour que Mr de V. y mette autant de modération et de décence qu'on en a peu observée à son égard, et je n'aurai pas de peine à y réussir. Mais si dans un ouvrage respectable, on attaque ses écrits comme blessants la Religion, et qu'il me fasse l'honneur de me consulter sur le parti qu'il doit prendre, je lui conseillerai de corriger ses erreurs, si on lui en montre, de condamner son esprit, et de justifier son cœur. Je me garderai bien aussi de lui conseiller le silence, parce que ce seroit le trahir.
Pardonnés, Mr, ce qui pourroit m'être échapé dans une lettre que j'écris à la hâte, et recevés mes regrets sur cette fièvre qui vous tient encore, et mes vœux pour le retour de votre santé. J'ai Mr l'honr d'être très parfaitemt
V. t. h. et t. ob. s.