Monsieur,
La seconde lettre que vous me fites l'honneur de m'écrire après un entretien avec M. De Voltaire m'a véritablement surpris & rempli d'amertume; & comme je suis fort jaloux d'une approbation comme la vôtre je vais tâcher de vous édifier.
Je l'aurois fait plus tôt sans la fièvre quarte qui ne m'a pas encor quitté.
Vous me disiez que la parole que vous avoit donnée m. De Volt. de se taire étoit relative seulement à la lettre du journal Helvetique mais que si elle s'imprime ailleurs, comme on vous a dit qu'elle s'imprimoit en Hollande vous ne pouvés plus le retenir.
Mais comment peut on empescher qu'une Pièce imprimée en un lieu ne le soit dans un autre si des Libraires croyent qu'elle sera bien reçeue du public? Cela arrive tous les jours naturellement sans que qui que ce soit s'en mêle. Ce n'est point un nouveau cas, c'est le même cas répété sans que les auteurs y ayent la moindre part & sans qu'ils puissent l'empescher. Ce ne sont pas des échos du même son. Si m. De V. juge à propos de s'en fâcher il en est le maitre, cela ne me regarde point, & ceux à qui il s'en prendra sont gens à lui répondre.
Vous me dites Mr que j'ai témoigné moi même souhaiter que ce dêmélé n'ait point de suite, & que nous puissions vivre en repos: cela est vrai & ce sont encore mes sentimens. Mais ma protestation étoit relative aussi à ce démêlé particulier sur la lettre du Mercure de France & sur le désir que vous témoigniés que j'engageasse M. Sarrasin fils à supprimer une lettre qui paroit. J'eus l'honneur de vous répondre que je l'avois déjà fait; que pr appaiser cette noise il seroit digne de vous d'engager m. De V. à donner qque explication satisfaisante pr le V. Consistoire & pr le public, que la voye des lettres anonymes où l'on garde rarement les mesures convenables ne me plaisoit point; mais que nous ne pouvions nous dispenser de défendre la Religion si hardiment attaquée par cet ingénieux auteur. J'ai toujours tenu le même langage à M. Tronchin Boissier; en conséquence de quoi selon son désir j'écrivis à M. Chais(ce que j'oubliai de vous dire) pr que la lettre du Journal Helvetique ne passât point dans la Biblioth. des arts & des sciences; & je pris la même précaution avec M. Formey pr la Biblioth. germanique. Que pouvois je faire de mieux? Je n'ai réussi qu'à demi par rapport à ce dernier conseil parce qu'ayant déjà imprimé la pièce les Libraires n'ont consenti à la supprimer que sous la promesse qu'on leur fourniroit un équivalent sur-le même sujet. Il a falu en passer par là. J'ai donc envoyé un examen critique d'un chap. de m. De V. fait avec toute l'honnêteté & la décence possibles. Et au lieu de me savoir gré de ce bon office on se fâche, on menace. Veut on être à l'abri de toutes critiques, ou exige t'on seulement que le critique soit dans les règles de l'honnêteté & des égards dus à un nom illustre? Si l'on n'exige que le dernier, on sera content; si on veut le prémier, c'est une prétention injuste & contraire à la liberté de l'empire des lettres.
Le désir général de mes collègues est que l'on prenne en main la défense de la Religion. C'est aussi le désir de tout ce qu'il y a de gens ici sincèrement attachés au christme. C'est un désir général du dehors. Cela nous revient de tous côtés. M. Chais lui même m'y invite fortement dans sa dernière lettre. Ne serions nous pas indignes de notre caractère si nous demeurions muets?
Ainsi plusieurs de mes collègues & moi (& eux plus que moi qui suis infirme) avons formé le plan d'un petit ouvrage divisé en 10 ou 12 chap.: l'un sur la Providence; l'autre sur la Religion judaïque; l'autre sur l'établissemt de la Religion Chrétienne; un autre sur la fausse idée qu'on donne du calvinisme comme étant tout républiquain; un autre sur la fausse idée qu'on donne de nos Réformateurs &c. Il n'est pas seur que nous touchions l'art. de Servet. Si nous ne voyons pas jour à éclaircir cette affaire d'une manière un peu satisfaisante nous nous tairons. Mais si nous pouvons montrer qu'il n'y a à reprocher à Calvin que l'erreur commune alors de l'intolérantisme, & peut-être quelque aigreur, mais nulle trahison, nulle atrocité d'âme, si de dix degrés de blâme dont on le charge lui & notre magistrat nous pouvons le décharger de plus de la moitié, n'est il pas de la justice & de la reconnoissance de le faire? & ne seroit ce pas consentir à le voir flétri pour jamais si pendant qu'à tous nos yeux un auteur illustre aggrave horriblemt les choses, nous étions censés approuver le tout par notre silence? Quel tort ne nous a pas fait la négligence de nos Pères à réfuter les calomnies de Bolsec? Elles se répandirent si bien que le Card. de Richelieu dit qu'il falloit que tout cela fût bien vrai puisque les Genevois ne l'avoient pas contredit. J'ai déjà découvert deux faussetés capitales dans l'extrait de M. De la Roche; & M. De V. y en a ajouté 3 ou 4 autres de sa libéralité.
Vous me dites M. que je ne dois pas ignorer que le désir du M. Conseil est qu'on s'abstienne de toute dispute. Il est vrai que le M. Conseil n'approuve pas la voie des lettre anonymes, & a souhaité que celle du Journal Helvetique n'eût point de suite, comme pouvant dégénérer en des personnalités piquantes. Cela est fort sage. Il se peut aussi que quelques uns de nos magistrats imbus de ce qu'ils ont lu & ouï dire à tant de gens sur l'affaire de Servet, croyent qu'on ferait mieux de n'y pas toucher. Mais ils seroient bien contens de voir cette tache à demi effacée s'il est possible; & pour les autres points que nous nous proposons de traiter pr la défense de la Religion ils sont trop religieux eux mêmes pr ne pas souhaiter avec tout le Trouppeau que l'on arrête, s'il se peut, les progrès de l'irréligion, & ils sont trop justes pr ne pas accorder à des Citoyens & à des Pasteurs pr la défense d'une si bonne cause la même liberté de la presse qu'ils laissent à un Etranger qui en abuse.
Vous craignés M. que la Religion ne soit exposée dans une telle dispute. Elle le seroit bien plus si tant de traits lâchés par l'écrivain du monde le plus lu & le plus séduisant demeuroient sans réponse. Que concluroit on de notre silence? Que nous n'avons rien de bon à répondre. C'est alors que la cause de la Religion trahie par ceux qui doivent la défendre perdroit infiniment. En Angleterre dès qu'un incrédule s'avise d'écrire hardiment, on ne manque pas de le réfuter; & c'est ce qui éclaire & qui retient bien des gens chancelans. C'est ce qui affermit les bons Chrétiens. D'ailleurs vous conviendrés que M. De V. n'entend pas les matières de Religion; c'est son côté foible. Il ne sera donc pas difficile de le trouver en faute, tantôt sur les faits, tantôt dans le raisonnement; & si on le fait, ne sera ce pas une œuvre très utile?
Vous me raportés qu'on prendra mon entreprise pr celle d'un homme qui veut la guerre & qui allume le feu. Comment a t'on osé vous dire une chose si absurde & si injuste? Est ce donc nous qui sommes les aggresseurs? On vient imprimer sous nos yeux cent choses injurieuses à la Religion & à nos Eglises; & si nous entreprenons d'y répondre avec plus de retenue qu'une telle hardiesse ne mériteroit, on dira que nous cherchons la guerre? Quelcun vient mettre le feu à l'avant corps de ma maison; & si je m'avance pr l'éteindre, il osera me dire, n'en faites rien, car si vous ne demeurés en repos j'irai encore brûler l'arrière corps de logis, & je publierai que vous êtes l'incendiaire.
Enfin M. vous m'annoncés que je n'ai donc qu'à me préparer aux coups que l'on va me porter. A moi des coups? On pourra en porter de nouveaux à la Religion, & j'en serai affligé. Mais il ne peut rien y avoir de personnel contre moi. Je n'ai qu'à me louer des civilités de M. De V. Je n'ai pas manqué non plus à ce que je lui devois. Je n'ai encore rien écrit contre lui; & quand je le ferai il n'y aura rien de personnel: ce sera une pure critique de la partie de ses écrits qui concerne la Religion, & cela avec les égards qui lui sont dus & avec la modération qui convient à mon caractère. Il suspendra donc ses coups sans doute jusqu'à ce qu'il ait vu notre critique, ce qui ne sera pas si tôt. Alors s'il nous oppose des raisons, nous les pèserons, & si elles nous paroissent mauvaises, nous lui en dirons de meilleures. S'il y mêle de l'aigreur, nous ne sortirons pas de notre modération. S'il va jusqu'à l'insulte, nous demanderons justice. Ce n'est pas le ton menaçant qui nous arrêtera. Peutêtre infirme co͞e je suis ne pourrai je pas fournir cette lice. Mais je ne crois pas pouvoir mieux employer le reste de mes jours, & ceux qui m'aident aujourd'huy sauront bien poursuivre l'ouvrage.
Comme je ne doute pas que vos propres sentimens ne soient fort éloignés de ceux que vous me rapportés, j'espère aussi que votre piété sera édifiée des argumens avec lesquels nous défendrons la Religion, & que votre penchant à la douceur sera satisfait de la manière dont cette défense sera tournée. Toute la grâce que je vous demande c'est de suspendre votre jugement, & d'être bien persuadé que je reçois avec grand plaisir des avis tels que les vôtres, étant avec une estime toute particulière V.T.h. & T.Ob. serr
J. Vernet
Chambeisy le 20 7b 1757
P.S. Je vous prie de ne pas cacher à M. De V. mes sentimens & mes raisons: il est trop équitable pr les désapprouver après y avoir réfléchi. Je vous prie aussi d'en faire part à M. Tronchin Boissier.