Monsieur,
Personne ne vous estime et ne vous aime plus sincèrement que moi, et personne aussi je vous assure ne seroit plus sensiblement flatté de votre commerce; j'ai vingt fois pris la plume pour vous écrire, mais la discrétion et une défiance qui me convient mieux qu'à personne vis à vis d'un homme comme vous m'ont toujours retenu; votre tems d'ailleurs si précieux, et que vous employés si utilement pr l'instruction et les plaisirs du Genre humain, je me faisois un scrupule d'en occuper la plus petite portion d'une manière si peu intéressante pour vous; tous ces motifs cèdent enfin, Monsieur, à la reconnoissance que je dois aux attentions obligeantes dont vous m'honorés dans vos lettres à Mr Bousquet, et au plaisir de vous assurer combien je désirerois, si vous venés dans notre ville, de pouvoir par des offices réels et effectifs vous convaincre des sentimens distingués avec les quels mon coeur vous est si sincèrement dévoué:
Je ne suis ni courtisan ni flatteur, encore moins vain et intéressé; un peu de philosophie, et un amour dominant pr la liberté, m'ont éclairé sur le prix des choses, et affranchi de bien des préjugés. Mais si je ne fais point de cour à la grandeur et à la fortune, je rends en échange l'hommage, dû aux talens et au mérite, avec des sentimens bien vrais, bien vifs, et bien tendres; C'est aussi à ces titres seuls, Monsieur, que je vous assure de mon dévouement le plus parfait, et que je m'estimerois heureux de mériter quelque place dans votre estime et votre amitié.
Vous parlés de vos ouvrages, Monsieur, dans votre dernière lettre à Bousquet, avec une modestie qui humilieroit ceux qui les admirent, si la supériorité de votre goût et de votre discernement ne mettoit pas une si grande distance entre eux et vous. Si le tems et votre santé ne vous permettoient pas d'y faire des changemens relatifs à cette idée de plus grande perfection que vous seul pouvés avoir il me semble au moins que vous pourriés rendre un service bien important aux lettres en en donnant vous même une Critique raisonnée; cet ouvrage unique en son genre, que personne n'exécutera jamais avec autant de succès que vous, feroit beaucoup d'honeur à votre modestie, seroit d'une utilité bien grande pr la perfection du goût et des talens, feroit tout d'un coup rentrer pr toujours dans le néant ces mauvaises critiques fruit de l'îgnorance, de l'envie, et du mauvais goût, et dès là, permettés moi de vous le dire, Monsieur, seroit un ouvrage bien digne d'un Philosophe comme vous.
Je m'intéresse encore infiniment à la continuation de votre travail sur l'histoire. Cette science si stérile, si ennuyeuse, si obscure, si remplie d'inutilités dans la plupart des historiens, prend entre vos mains une face si intéressante, si lumineuse, si philosophique que c'est en quelque façon un genre nouveau que vous avés créé; genre infiniment utile pr l'esprit et pr le coeur.
Made Goll vous aura peutêtre apris qu'une Dle aimable et vertueuse, autant distinguée par ses talens que par les qualités de son coeur, avoit triomphé de ma philosophie et de mon goût pr le célibat. Je bénis chaque jour l'heureuse Etoile qui m'a conduit à déterrer dans l'obscurité d'une modeste et philosophique retraitte un thrésor aussi précieux. Née de parens honêtes et vertueux, avec une fortune médiocre mais dont elle étoit parfaitemt contente, parce qu'elle étoit proportionnée à ses désirs, et à ses besoins, je m'estime très heureux, et je suis bien flatté qu'elle ait bien voulu accepter mon coeur et ma maison. Chaque jour je sens plus vivement le prix et l'étendue de mon bonheur. J'aquiers une amie infiniment intéressante qui entrera en société de tous mes plaisirs, cultivera les Lettres avec moi, me fera goûter les douceurs et les charmes d'une amitié tendre et pleine de cette confiance si délicieuse, mais si rare aujourdhuis. Je l'ai trouvée remplie pour vous, Monsieur, de tous les sentimens que vous doivent ceux qui connoissent le prix des plaisirs de l'esprit, et qui le cultivent par l'étude, enchantée de vos tableaux de la vertu, de la manière vive et touchante avec la quelle vous peignés tout ce que le sentiment a de plus noble et de plus intéressant, et bien convaincue, comme moi, malgré tout ce qu'en peut dire l'Envie et la Calomnie qu'un pinceau ne sauroit avoir cette expression s'il n'est pas animé par le sentiment.
J'aurois tant désiré et elle autant que moi, je vous assure, qu'elle eût pu obtenir de son extrême modestie de vous assurer elle même de ses sentimens. Elle vous prie, Monsieur, de vouloir bien en recevoir ici les assurances les plus sincères et du désir qu'elle auroit un jour de mériter quelque place dans votre estime. Si la maison dont j'ai parlé à Madame Goll pouvoit vous convenir soit pr l'achetter soit pr la louer, nous serions à votre portée, et vous n'auriés pas besoin de chercher ni de payer ce Lecteur dont made Goll m'a parlé, nous vous ofrons nos services, tous complimens et discrétion de votre part là dessus nous désobligeroit; nous nous satisfaisons l'un et l'autre par un endroit sensible en vous étant de quelque utilité; c'est une reconnoissance bien au dessous de celle que nous vous devons pour les plaisirs et les utilités réelles que la lecture de vos ouvrages nous a procuré. Rien enfin ne sauroit nous flatter et nous intéresser plus sensiblement que d'être à portée d'une société comme la vôtre. J'ai l'honeur d'être avec les sentimens les plus distingués
Monsieur
Votre très humble et ts obéissant serviteur
Clavel de Brenles
Lausanne le 17e May 1754
Oserois je vous prier, Monsieur, si vous voiés Mr Dupont de lui faire mes amitiés les plus empressées?