à Chambeisy le 29e 7bre 1757
Mr,
Le ton de votre dernière lettre, & les considérations contenues dans celles qui l'accompagnent m'engagent à vous dire encore un mot sur ce désagréable sujet.
M. Tronchin Boissier suppose que le dessein que mes collègues & moi avons pris de défendre la cause de la Religion contre M. De V. n'est venu qu'après la lettre du Mercure de France; & que l'on prendra pr base & pr début la lettre du J. Helv. comme pour suivre au plan que ces anonymes annonçoient, & comme si l'on s'étoit plus ému pr l'arte de Calvin que pr ce qui concerne la Religion en général.
Ce n'est point cela, Mr, notre dessein étoit formé il y a plus d'un an, & embrassoit l'essentiel, je veux dire la défense de la Religion. Mais on n'en parloit pas parce qu'il falloit amasser des matériaux, & prendre bien ses mesures avant que d'en parler. La lettre du Merc. de France, la plainte du V. C. & la lettre du J. Helv. furent un incident qui nous a obligés de parler plus ouvertement de notre projet, afin de détourner, comme vous le souhaitiés, ces anonymes de suivre au leur. En effet lorsque des gens en place écrivent par mission & ouvertement, les autres se reposent sur eux & les laissent faire. On ne fera donc pas la moindre mention de ces deux lettres. C'est un soufflet donné & rendu. C'est une incursion à la houzarde qui ne doit point avoir de suite. Mais l'on fera un petit ouvrage en 10 ou 12 Chap. où l'on traitera gravement & avec décence divers points importans.
M. Tronchin Boissier ajoute qu'il importe à M. De V. de se laver du reproche d'impiété, & qu'il le fera. Nous ne demandons pas mieux; & il en a une belle occasion dans l'édition qui doit se faire de ses œuvres en Hollande. Il n'a qu'à en corriger une centaine d'artes& aussitôt la plume nous tombera des mains: nous nous accorderons tous à l'honorer co͞e il le mérite par tant d'endroits; car en vérité il n'y a point chés nous de mauvaise humeur; nous ne voulons que l'édification publique & la paix.
Je viens à ce que dit M. De V. qu'il seroit surpris que j'écrivisse contre lui par deux raisons, l'une tirée des rélations d'honnêteté que j'ai eues jusqu'ici avec lui, l'autre de ce que j'ai été moi même l'éditeur de son essay sur l'histoire chés M. Philibert. Me siéroit il après cela de prendre la plume contre lui?
A l'égard du commerce d'honnêteté, comme je lui sais toujours gré de celle qu'il m'a témoignée, aussi me ferai je toujours honneur d'y avoir bien répondu. Et peut on se dispenser de lui montrer beaucoup d'égards? Quand il me parla de venir ici, c'eût été une brutalité de ne pas lui répondre comme je fis. A dire vrai je le craignois & le désirois. Je le craignois parce que j'appréhendois toujours son peu de retenue sur des sujets respectables & je le désirois d'un côté parce que sa conversation est fort aimable, & de l'autre parce que j'espérois que vivant avec nous, il apprendroit à mieux connoitre la religion, & que ses écrits devant passer ici, selon l'ordre, sous les yeux d'un magistrat, il s'observeroit ici en faisant imprimer ses ouvrages mieux peut-être qu'il ne le feroit ailleurs. Je ne sais M. si entre mes lettres qu'il vous a montrées il en a conservé une que j'eus l'honneur de lui écrire à Prangins où je prenois la liberté de lui donner q̲q̲ues bons conseils sur la retenue à garder sur les choses sacrées, moyenant quoi la joye que nous devoit causer la présence d'un homme aussi illustre ne seroit mêlée d'aucune appréhension, & son séjour ici feroit plaisir à tout le monde. Il prit bien mes avis, & me répondit convenablement, moyenant quoi je me fis un devoir de rassurer bien des gens qui s'alarmoient de sa venue.
Vous savez, M., quelle retenue il a gardé, & par combien de traits il a attaqué la Religion & a avili & noirci notre Réformateur en deux chapitres où il y a bien dix ou douze faussetés marquées. Comment veut on que dans la place que j'ai l'honneur d'occuper, & après m'être occupé toute ma vie de la défense de la Religion je me taise par belle civilité? Ne seroit ce pas être un prévaricateur? ne seroit ce pas me déshonorer dans notre Eglise? C'est le cas de dire amicus ad aras. Est il un officier qui par honneur ne déffendit même contre un ami un poste qui lui est confié? Ici il y a obligation d'honneur & de conscience. L'illusion de M. De V. vient de ce que, regardant la Religion avec indifférence, il croit ne pas nous faire grand tort de l'attaquer, & il ne sent pas jusqu'où va notre obligation essentielle & supérieure de la déffendre.
Mais, ajoute-t-il en 2d lieu, comment un homme peut il faire ce rôle après avoir été lui même l'éditeur de l'édition du s. Philibert?
Vous le dirai je franchement, Mr, cela est ridicule à alléguer. Philibert vient à moi, & m'apporte 2 petits Tomes d'un Essay sur l'histoire imprimé furtivement en Hollande, & pleins de fautes grossières. Il me demande si je lui conseille de réimprimer cet ouvrage: je lui dis qu'oui, pourvû qu'il en demandât la permission à M. De V. alors à Colmar, qu'il lui demandât aussi ses corrections & qu'il lui en communiquât une trentaine que je lui indiquois. Je l'avertis de plus que dans l'avertissemt de l'édition de Hollande on faisoit dire à cet illustre auteur une impertinence qu'il n'avoit jamais dite, co͞e j'en pouvois heureusemt fournir la preuve par une lettre reçeue longtemps auparavant. M. De V. ayant approuvé le dessein du libraire, approuvé mes corrections, & ajouté q̲q̲ues unes des siennes, le libraire se mit à l'ouvrage, & à la fin, embarassé de faire lui même un avertissement, il me pria de le lui dresser. Je le fis en son nom & non au mien; ainsi il n'est pas vrai à la lettre que je sois l'éditeur de cet ouvrage. J'avertis combien l'édition de Hollande étoit fautive; j'en donnai pr preuve l'impertinence dont j'ai parlé; j'y louai le dessein d'écrire l'histoire dans un goût philosophique, & le talent qu'avoit M. De V. de faire des tableaux en ce genre. Ce que je pensois alors, je le pense encore.
Mais comment désapprouver ensuite dans des ouvrages de M. De V. ce que j'ai témoigné approuver alors?
La réponse est toute simple. C'est que ce n'est plus le même ouvrage. Que contenoit l'édition du sr Philibert? Deux petits volumes, embrassant à peine quatre siècles de l'histoire moyenne, & dans cette portion il n'y a pas de quoi faire de la peine. Que fait ensuite M. De V.? Il amplifie cette histoire & par la tête & par la queue; & c'est là qu'il place un chapitre fort scandaleux sur la Religion Judaïque; quantité de choses venimeuses sur l'établissement du Christianisme; une peinture du Calvinisme comme d'une Religion ennemie de la Monarchie, & beaucoup de sottises sur nos Réformateurs. A cela se joignent quelques Tomes d'œuvres Philosophiques parsemés de fort mauvais principes. Comment peut on dire que parce que je n'ai rien trouvé qui me scandalisât dans les deux petits Tomes de Philibert, ce seroit me démentir & me contredire que de désapprouver q̲q̲ue chose dans tout ce qu'on y a joint? J'aimerois autant qu'on me dit après m'avoir donné un verre de vin qui m'a plu, je dois également goûter 3 autres verres du même vin où l'on a mêlé du vinaigre. Je loue & lis avec plaisir co͞e tout le monde ce qu'il y a de beau & d'agréable dans les écrits de M. De V. Je suis fâché qu'il y ait mêlé dans plusieurs Tomes (différens de ceux de M. Philibert) un poison très dangereux.
Ce ne sont donc pas de pareilles raisons qui me fermeront la bouche dans une entreprise aussi nécessaire que la défense de notre Religion. Par malheur j'en ai une autre qui n'est que trop bonne: ce sont mes infirmités & le besoin que j'ai de couler en repos le reste de mes jours. Aussi lors que plusieurs membres de la V. C. m'ont fait l'honneur de jeter les yeux sur moi pr cet ouvrage, j'ai déclaré nettement que je ne pouvois m'en charger, mais que si on vouloit remettre ce soin à q̲q̲ues uns de nos Mrs plus jeunes & plus capables de ce travail que moi, je ne refuserois pas de les seconder selon mes petites forces.
Voilà M. mon dernier mot. Je vous prie de faire part de ces sentimens à M. De V. que j'honorerai toujours par les endroits qui le méritent & à M dont l'approbation m'est fort précieuse. Je souhaite fort aussi que ceci ne diminue point la bienveillance dont vous m'honorés. Et pourriés vous ne pas approuver que je fasse mon devoir, avec le mélange de fermeté & de modération qui convient à mon caractère? J'ai l'honneur d'être avec une estime bien distinguée M.
Votre très humble & très obéiss. serviteur
J. Vernet