[c. 8 July 1762]
Jamais surprise n'a égalé celle que m'a causé votre lettre, et à quoi avez vous pensé en l'écrivant?
Avez vous prétendu défendre mr R.? En vérité voilà un singulier défenseur. Mr Rousseau malgré ses écarts est certainement un grand homme, plût à dieu que nous puissions oublier qu'il a tâché d'ébranler les fondements de la religion; hors de là on ne peut qu'admirer son génie, la force de son raisonnement et sa candeur même. Il fallait imiter cette vertu mr, déplorer avec nous l'abus qu'il fait de ces talents et ne pas tenter de la justifier aux dépens de vos magistrats, du bon sens et de la bonne foi. Comment en effet pouvez vous supposer contre votre conscience & contre la notoriété publique que l'arrêt du conseil n'a d'autre objet que le Contract social. Ne croirait on pas à vous entendre, que vous n'avez aucune connaissance d'Emile ou du traité sur l'éducation. Vous feignez d'ignorer que c'est sur ce livre encore plus que sur le Contract social que porte l'arrêt, et pourquoi le feignés vous? Parce que dans l'intention où vous êtes de calomnier le conseil, il est de votre intérêt de faire croire qu'on a flétri les principes du Contract social parce qu'ils étaient trop populaires. Vous cherchez à exténuer par une analyse très infidèle les principes dangereux de ce livre, & surtout le morceau où il peint le christianisme, comme une religion contraire à cette société. C'est là ce que vous appelez une inconséquence dont vous êtes, dites vous, fâché.
Quoi donc bon patriote, chrétien & zélé pour la défense de la religion, vous qui voulez qu'on éloigne des emplois tout fauteur des opinions nouvelles pour n'y admettre que des partisans de notre sainte religion. Quand on l'attaque en face et sans ménagements, vous appelez cela une inconséquence et vous vous contentez d'en être fâché. Vous avez lu sans indignation le 3e volume d'Emil; vous avez lu ses endroits où si directement et avec tant d'effort vs avez attaquez cette ste religion dans ses principes et dans ses dogmes, vous l'avez lu et vous osez dire que vous êtes chrétien et patriote, dans le temps même, que vous désapprouvez l'arrêt qui en défend la lecture. Mais, dites vous, je ne connaissais que le Contract social, Que signifie donc le mot d'inconséquence que vs employez en parlant du tableau que fait mr R. d'une république chrétienne? N'est il pas clair que le tableau qui représente la morale chrétienne comme contraire au lien de la société, est une inconséquence en le comparant avec cet autre tableau qui se trouve dans Emile, où mr R. fait l'éloge de cette même morale; mais je veux bien vous accorder que vous n'avez pas lu Emile, qu'en résultera t'il si ce n'est tout à la fois une étourderie et une impiété? étourderie puisque vous censurez un arrêt sans savoir seulement de quoi il est question dans cet arrêt. Impiété, puisque vous désapprouvez qu'on flétrisse un livre dans lequel, on tâche de prouver que la religion chrétienne favorise la tyrannie et n'est bonne qu'à former un peuple de lâches et d'esclaves: ce qui vaut autant que dire que le christianisme est la plus fausse et la plus dangereuse des religions, et si vous avez lu Emile comme je n'en doute pas, c'est bien autre chose, vous avez le front de censurer des magistrats qui ont condamné ce livre et c'est là l'occasion que vs saisissez pour les noircir dans l'esprit de vos concitoyens. Après le lâche déguisement dont vous venez d'user, vous achevez de montrer toute votre absurde malice en supposant 3 causes de cet arrêt, qui sont les 3 plus insignes extravagances, dont on ait ouï parler. La 1re, dites vous, est l'engouement où l'on est de mr de Voltaire, dont la faction a prévalu en conseil, et qu'on aura voulu lui sacrifier R. Je ne vous fais pas observer combien il y a de noirceur dans cette imputation. Ce serait peut-être peu pour vous en faire rougir, mais dites moi je vous prie où est le sens commun de supposer que mr de V. étant déiste et l'apôtre du déisme, on brûle pour lui plaire les livres où le déisme est prêché. C'est donc à dire que pour flatter mr de V. on condamne ses opinions, on flétrit ceux qui pensent comme lui et qui travaillent dans les mêmes vues. Voilà je vous l'avoue une manière toute nouvelle de faire sa cour. Au reste je parle ici d'après vous: que la religion ait été souvent attaquée p. mr de V. c'est ce dont vous ne doutez pas, et qui peut être vrai sans qu'il s'ensuive qu'il y ait dans ses écrits rien de si direct ni d'aussi audacieux contre elle, que dans le 3e vol. d'Emil, et quand cela serait, croyez vous avoir gagné votre cause? Savez vous quelle différence il y a entere des plaisanteries profanes, des traits indiscrets dispersés dans des ouvrages non avoués pour la plupart et isolés, déguisés jusqu'à certain point, et un livre systématique où toutes les preuves de la religion sont combattues l'une après l'autre avec toute la force, dont une si mauvaise cause est susceptible. Savez vous qu'un catholique mérite souvent qque indulgence, là où un protestant qui connait la pureté du christianisme est inexcusable. Savez vous qu'on ferme souvent les yeux sur un livre anonyme, lorsqu'on doit une attention particulière aux démarches d'un citoyen. Qu'en l'aimant et en l'estimant, on doit encore plus aimer la patrie dont il expose la réputation, au lieu qu'on s'intéresse moins aux imprudences d'un étranger dont le blâme ne peut retomber sur nous? Enfin savez vous qu'un conseil se conduit souvent par des motifs très sages que ne voit point un ignorant passionné. Avec de bonnes intentions vous eussiez pu deviner qu'on ménage surtout un auteur illustre, chéri par des personnes puissantes, qui l'ont recommandé expressément au gouvernement, et pour qui l'on doit avoir tous les égards possibles. Que cet auteur avoit employé tout son crédit pour nous servir, et pourrait l'employer encore dans les mêmes dispositions. Voilà ce qu'avec un bon esprit vous eussiez pu soupçonner. Voilà les vrais motifs dont vous auriez pu sentir au moins la possibilité. Mais je ne pense pas qu'en raisonnant ainsi, vous n'auriez insulté ni vos magistrats ni le bon sens, ni la charité. Votre haine vous aveugle mon ami, mais si ceux qui gouvernent agissaient avec autant de passion que vous et avec d'aussi courtes vues, il y a longtemps que cet état serait perdu. Vous affectez d'estimer beaucoup mr R. que vous n'avez pas compris; je l'aime et l'estime plus que vous. J'admire ses talents, mais je gémis de l'usage qu'il en fait. Il est triste pour cet état qu'un citoyen fait pour l'honorer ait insulté en France la religion et le gouvernement françois. Il serait cruel et funeste pour nous qu'on y soupçonne mr R. d'avoir puisé ses sentiments dans sa patrie. Cette manière de raisonner est cependant propre à frapper bien des gens, et c'est un nouveau motif à la juste sentence du gouvernement. Une sévérité de ce genre pour un citoyen est une attention paternelle pour les autres. Si vous ne pouvez sentir la nécessité de ces égards, pour une nation voisine, amie et puissante, vous n'êtes pas digne qu'on perde le temps à vous instruire. Quant à votre 3e imputation, savoir qu'on a voulu réfuter mr D'Alembert en brûlant les ouvrages de mr R. elle a si peu de sens, qu'on ne sait comment s'y prendre pour lui en trouver. Dites moi en effet homme pieux et zélé, comment le conseil a eu tort de redoubler de rigidité et de sévérité, pr repousser l'accusation d'irreligion que nous a fait un auteur célèbre. Quoi donc, c'est parce qu'on nous accusoit, nous et notre clergé, de déisme devant toute l'Europe, que nous devions respecter un ouvrage ou un de nos concitoyens le prêche ouvertement, vous trouvez mauvais qu'on combatte l'accusation de mr D'Alembert, vous qui la confirmez, qui l'aggravez, qui nous traite tous de déistes sans exception. En vérité il vous sied bien de parler de religion et d'en prendre la cause en main, vous qui calomniez les magistrats, qui la protègent….