1762-10-31, de Jean Jacques Rousseau à Marie Charlotte Hippolyte de Campet de Saujon, comtesse de Boufflers.

En m'annonçant Madame dans votre lettre du 22 Septembre (c'est je crois le 22 8bre ) un changement avantageux dans mon sort vous m'avez d'abord fait croire que les hommes qui me persécutent s'étoient lassés de leurs méchancetés; que le parlement de Paris avoit levé son inique décret, que le Magistrat de Geneve avoit reconnu son tort, et que le public me rendoit enfin justice.
Mais loin de là je vois par vôtre lettre même qu'on m'intente encore de nouvelles accusations; le changement de sort que vous m'anoncez se réduit à des offres de subsistance dont je n'ai pas besoin quant à présent. Et comme j'ai toujours compté pour rien même en santé un avenir aussi incertain que la vie humaine c'est pour moi je vous le jure la chose la plus indifférente que d'avoir à dîner dans trois ans d'ici.

Il s'en faut beaucoup cependant que je sois insensible aux bontés du Roy de Prusse, au contraire elles augmentent un sentiment très doux, savoir l'attachement que j'ai conçu pour ce grand Prince; elles flatent mon amour-propre et le flateroient bien davantage s'il ne les eût quelquefois prodigués avec plus de générosité que de choix. Quant à l'usage que j'en dois faire, rien ne presse pour me résoudre et j'ai du tems pour y penser.

A l'égard des offres de M. Stanley1 comme elles sont toutes pour vôtre compte, Madame, c'est à vous de lui en avoir obligation. Je n'ai point oui parler de la lettre qu'il vous dit m'avoir écrite.

Je viens maintenant au dernier article de vôtre lettre auquel j'ai peine à comprendre quelque chose, et qui me surprend à tel point surtout après les entretiens que nous avons eus sur cette matière que j'ai regardé plus d'une fois à l'écriture pour voir si elle étoit bien de votre main. Je ne sais ce que vous pouvez désapprouver dans la lettre que j'ai écrite à mon Pasteur dans une occasion nécessaire. A vous entendre avec votre ange, on diroit qu'il s'agissoit d'embrasser une religion nouvelle, tandis qu'il ne s'agissoit que de rester comme auparavant dans la communion de mes Pères et de mon pays dont on cherchoit à m'exclure; il ne faloit point pour cela d'autre Ange que le vicaire savoyard. S'il consacroit en simplicité de conscience dans un culte si extravagant je ne vois pas pourquoi J. J. Rousseau ne communieroit pas de même dans un culte si raisonnable, et je vois encore moins pourquoi, après avoir jusqu'ici professé ma religion chez les catholiques sans que personne m'en fît un crime on s'avise tout d'un coup de m'en faire un fort étrange de ce que je ne la quite pas en pays protestant.

Mais pourquoi cet appareil d'écrire une lettre? Ah pourquoi, le voici. M. de Voltaire me voyant opprimé par le parlement de Paris, avec la générosité naturelle à lui et à son parti, saisit ce moment de me faire opprimer de même à Geneve, et d'opposer une barrière insurmontable à mon retour dans ma patrie. Un des plus sûrs moyens qu'il employa pour cela fut de me faire regarder comme déserteur de ma religion: car là-dessus nos loix sont formelles, et tout citoyen ou bourgeois qui ne professe pas la religion qu'elles autorisent perd par là même son droit de Cité. Ils travaillèrent donc de toutes leurs forces lui et le Jongleur à soulever les Ministres, ils ne réussirent pas avec ceux de Genève qui les connoissent mais ils ameutèrent tellement ceux du pays de Vaud, que malgré la protection et l'amitié de M. le Baillif d'Yverdun et de plusieurs Magistrats il falut sortir du canton de Berne. On tenta de faire la même chose en ce pays; le Magistrat municipal de Neuchatel défendit mon livre, la Classe des Ministres le défera, le Conseil d'Etat alloit le deffendre dans tout l'Etat, et peut-être procéder contre ma personne: mais les ordres de Milord M. et la protection déclarée du Roy l'arrétèrent tout court, il falut me laisser tranquille. Cependant le tems de la Communion approchoit, et cette époque aloit décider si j'étois séparé de l'Eglise protestante ou si je ne l'étois pas. Dans cette circonstance ne voulant pas m'exposer à un affront public, ni non plus constater tacitement en ne me présentant pas la désertion qu'on me reprochoit je pris le parti d'écrire à M. de Montmolin, pasteur de la paroisse, une lettre qu'il a fait courir, mais dont les voltairiens ont pris soin de falsifier beaucoup de copies. J'étois bien éloigné d'attendre de cette lettre l'effet qu'elle produisit; je la regardois comme une protestation nécessaire, et qui auroit son usage en tems et lieu. Quelle fut ma surprise et ma joye de voir dès le lendemain chez moi M. Montmollin me déclarer que non seulement il approuvoit que j'approchasse de la ste table mais qu'il m'en prioit, et qu'il m'en prioit de l'aveu unanime de tout le consistoire pour l'édification de sa paroisse dont j'avois l'approbation et l'estime! Nous eûmes ensuite quelques conférences dans lesquelles je lui développai franchement mes sentiments tels à peu près qu'ils sont exposés dans la profession du Vicaire appuyant avec vérité sur mon attachement constant à l'évangile et au Christianisme et ne lui déguisant pas non plus mes difficultés et mes doutes. Lui de son côté connoissant assés mes sentimens par mes livres évita prudemment les points de doctrine qui auroient pu m'arrêter ou le compromettre, il ne prononça pas même le mot rétractation, n'insista sur aucune explication et nous nous séparâmes contens l'un de l'autre. Depuis lors j'ai la consolation d'être reconnu membre de son Eglise, il faut être opprimé, malade et croire en Dieu pour sentir combien il est doux de vivre parmi ses frères.

M. de Montmolin ayant à justifier sa conduite devant ses confrères fit courir ma lettre. Elle a fait à Geneve un effet qui a mis les Voltairiens au désespoir et qui a redoublé leur rage. Des foules de Genevois sont accourus à Motiers, m'embrassant avec des larmes de joye, et appellant hautement M. de Montmolin leur bienfaiteur et leur père. Il est même sûr que cette affaire auroit des suites pour peu que je fusse d'humeur à m'y prêter. Cependant il est vrai que bien des Ministres sont mécontens; voilà pour ainsi dire la profession de foi du Vicaire approuvée en tous ses points par un de leurs confrères, ils ne peuvent digérer cela. Les uns murmurent, les autres menacent d'écrire, d'autres écrivent en effet; tous veulent absolument des rétractations et des explications qu'ils n'auront jamais. Que dois-je faire à présent, Madame, à votre avis? Irai-je laisser mon digne pasteur dans les lacs où il s'est mis pour l'amour de moi? L'abandonnerai-je à la censure de ses confréres? autoriseraije cette censure par ma conduite et par mes écrits, et démentant la démarche que j'ai faite lui laisserai je toute la honte et tout le repentir de s'y être prêté? Non, non, Madame; on me traittera d'hypocrite tant qu'on voudra, mais je ne serai ni un perfide ni un lâche. Je ne renoncerai point à la religion de mes pères à cette religion si raisonnable, si pure, si conforme à la simplicité de l'évangile où je suis rentré de bonne foi depuis nombre d'années et que j'ai depuis toujours hautement professée. Je n'y renoncerai point au moment où elle fait toute la consolation de ma vie et où il importe à l'honnête homme qui m'y a maintenu que j'y demeure sincèrement attaché. Je n'en conserverai pas non plus les liens extérieurs tout chers qu'ils me sont aux dépends de la vérité ou de ce que je prends pour elle, et l'on pourroit m'excommunier, et me décréter bien des fois avant de me faire dire ce que je ne pense pas. Du reste je me consolerai d'une imputation d'hipocrisie sans vraisemblance et sans preuve. Un Auteur qu'on bannit, qu'on décrète ou qu'on brûle pour avoir dit hardiment ses sentimens, pour s'être nommé, pour ne vouloir pas se dédire. Un Citoyen chérissant sa patrie qui aime mieux renoncer à son pays qu'à sa franchise et s'expatrier que se démentir, est un hipocrite d'une espèce assés nouveolle. Je ne connois dans cet état qu'un moyen de prouver qu'on n'est pas un hipocrite; mais cet expédient auquel mes ennemis veulent me réduire ne me conviendra jamais quoi qu'il arrive, c'est d'être un impie ouvertement. De grâce expliquez-moi donc Madame ce que vous voulez dire avec vôtre ange et ce que vous trouvez à reprendre à tout cela.

Vous ajoutez, Madame, qu'il faloit que j'attendisse d'autres circonstances pour professer ma religion (vous avez voulu dire pour continuer de la professer). Je n'ay peut-être que trop attendu par une fierté dont je ne saurois me défaire. Je n'ai fait aucune démarche tant que les Ministres m'ont persécuté. Mais quand une fois j'ai été sous la protection du Roi et qu'il n'ont pu me rien faire alors j'ai fait mon devoir ou se que j'ai cru l'être. J'attends que vous m'appreniez en quoi je me suis trompé.

Je vous envoye l'extrait d'un dialogue de Mr de Voltaire avec un Ouvrier de ce pays ci qui est à son service. J'ai écrit ce dialogue de mémoire, d'après le récit de M. de M., qui ne me l'a rapporté lui même que sur le récit de l'ouvrier, il y a plus de deux mois. Ainsi le tout peut n'être pas absolument exact; mais les traits principaux sont fidélles car ils ont frappé M. de Montmolin; il les a retenus, et vous croyez bien que je ne les ai pas oubliés. Vous y verrez que M. de Voltaire n'avoit pas atendu la démarche dont vous vous plaignez pour me taxer d'hypocrisie.

Conversation de Mr de Voltaire avec un de ses ouvriers du comté de Neufchatel

M. de V.

Est-il vrai que vous êtes du comté de Neuchâtel?

L'ouvrier

Oui, Monsieur.

M. de V.

Etes vous de Neufchatel?

L'ouvrier

Non, Monsieur, je suis du village de Butte dans la Vallée de Travers.

M. de V.

Butte! Cela est il-loin de Motiers?

L'O.

A une petite lieue.

M. de V.

Vous avez dans vôtre pays un certain personnage de celui-ci qui a fait bien des siennes.

L'O.

Qui donc, M.?

M. de V.

Un certain J. J. R. Le connoissez-vous?

L'O.

Oui, Monsieur; je l'ai vu un jour à Butte dans le Carrosse de M. de Montmolin qui se promenait avec lui.

M. de V.

Comment ce pied plat va en carrosse! Le voilà donc bien fier.

L'O.

Oh monsieur il se promène aussi à pied. Il court comme un chat maigre et grimpe sur toutes nos montagnes.

M. de V.

Il pouroit bien grimper quelque jour sur une échelle. Il eût été pendu à Paris s'il ne se fût sauvé. Et il le sera ici s'il y vient.

L'O.

Pendu, monsieur! il a l'air d'un si bon homme, eh mon dieu, qu'a-t-il donc fait?

M. de V.

Il a fait des livres abominables. C'est un impie, un athée.

L'O.

Vous me surprenez. Il va tous les Dimanches à l'Eglise.

V.

Ah L'hypocrite! et que dit-on de lui dans le pays? Y a-t-il quelqu'un qui veuille le voir?

L'O.

Tout le monde, Monsieur, tout le monde l'aime. Il est recherché partout et on dit que Milord lui fait aussi bien des caresses.

V.

C'est que Milord ne le connoit pas ni vous non plus. Attendez seulement deux ou trois mois et vous connoitrez l'homme. Les gens de Montmorenci où il demeuroit, ont fait des feux de joye quand il s'est sauvé pour n'être pas pendu. C'est un homme sans foi, sans honneur, sans réligion.

L'O.

Sans Religion Monsieur! mais on dit que vous n'en avez pas beaucoup vous même.

M. de V.

Qui? moi grand dieu! Et qui est-ce qui dit cela?

L'O.

Tout le monde M.

M. de V.

Ah quelle horrible calomnie! Moi qui ai étudié chez les Jesuites, moi qui a parlé de Dieu mieux que tous les Théologiens!

L'O.

Mais Monsieur on dit que vous avez fait bien des mauvais livres.

M. de V.

On ment. Qu'on m'en montre en seul qui porte mon nom comme ceux de ce croquant portent le sien &c.