Messieurs,
Il serait bien à souhaiter que l'on pût une fois convaincre les hommes, mais les convaincre d'une manière efficace, que toutes les lueurs de l'imagination, que l'on vénère, particulièrement dans ce siècle, sous le beau nom d'esprit, sont plus dangereuses qu'utiles.
Elles sont la source de mille folles pensées, de mille raisonnements absurdes, de mille suppositions hasardées & destituées de fondement. Elles éblouissent un auteur & en imposent à ses lecteurs, du moins à ceux qui en font plus de cas que d'un jugement droit & solide. Mais jamais elles ne sont plus dangereuses, que lorsqu'elles sont l'apanage d'une imagination hardie, qui s'est mise au dessus de tout égard pour les vérités de la religion, & qui se croit autorisée à dire tout ce qui lui plaît, par l'éclat d'une grande réputation.
Je vais, messieurs, le justifier par un morceau tiré de la dernière édition faite en Hollande des Oeuvres de mr. D. V. Tom. VII. pag. 298, dont je vais transcrire ici mot à mot une partie & autant, que cela fait à mon but. Ce sera comme le texte de mes réflexions.
Ce célèbre auteur y fait l'éloge de Joseph Saurin. 'Il faut savoir', dit il, que dégoûté de son Ministère, livré à la Philosophie & aux Mathématiques, il avoit préféré la France sa Patrie, la Ville de Paris& l'Académie des Sciences au Village de Berchier. Pour remplir ce dessein, il avoit falu rentrer dans l'Eglise Romaine, & il y rentra dès l'année 1690. L'évêque de Meaux, BOSSUET, crût avoir converti un Ministre, & il ne fit que servir à la petite fortune d'un Philosophe. . . . JOSEPH SAURIN moûrut en 1737 en Philosophe intrépide, qui conoit le néant de toutes les choses du Monde, & plein du plus profond mépris, pour tous ces vains préjugés, pour toutes ces disputes, pour ces opinions erronées, qui surchargent d'un nouveau poids les malheurs inombrables atachés à la vie humaine.
Depuis que cet Article a été composé', continue-t-il, 'j'ai eû en main la Déclaration suivante. Elle doit fermer la bouche à ceux qui ont voulu décrier ce Philosophe.
Nous les Pasteurs de l'Eglise de Lausane, Canton de Berne en Suisse, déclarons, que requis de dire ce que nous pouvons savoir d'une acusation intentée contre feu Mr. SAURIN, ci-devant Pasteur de la Baronie de Berchier au Bailliage d'Yverdon, & touchant une Lettre imputée aud. Sr. SAURIN, dans laquelle il paroit s'acuser d'actions criminelles & honteuses, lad. Lettre & lad. Imputation étant imprimées, dans des Suplémens de Bayle& de Moréri, nous déclarons n'avoir jamais vû l'Original ded. prétendüe Lettre, ni conu persone qui l'ait vüe, ni ouï dire qu'elle ait été adressée à aucun Pasteur de ce Païs, en sorte que nous ne pouvons qu'improuver l'usage qu'on a fait de lad. Pièce. En foi de quoi nous nous somes signés ce 30 Mars 1757. à Lausane.
C'est là un de ces traits hardis d'une imagination échauffée par un goût décidé pour le déisme, j'ai presque dit, l'athéisme. L'on y fait passer l'action d'un homme, qui sacrifie tout à une petite fortune, qui se moque également de toutes les religions, qui en impose par son hypocrisie aux personnes les plus respectables, comme l'action d'un vrai philosophe & d'un homme qui surpasse infiniment les autres par la sublimité de son génie & de ses lumières. L'Evêque de Meaux, Bossuet, crût avoir converti un Ministre & il ne fit que servir à la petite Fortune d'un Philosophe. Je ne veux pas insister sur la contradiction qu'il y a à représenter Saurin comme un philosophe, qui connaît tout le néant des choses de ce monde, & qui cependant ne se fait aucun scrupule de changer de religion, pour se faire une petite fortune. Peut-être mr D. V. se sauverait il en disant, qu'il ne sentit le néant de toutes les choses du monde, que dans le moment de sa mort. Il devra du moins avouer, qu'avant ce temps là il méritait peu les éloges qu'il lui donne & à sa philosophie, puisqu'il était si passionné pour une petite fortune, qu'il ne se fait aucune peine d'un acte, qui passe même pour infâme, parmi tous ceux qui se piquent tant soit peu de sentiment, & qui l'est réellement, lorsqu'il n'est pas l'effet de la conviction. Vous sentez bien, messieurs, que je veux parler du changement de religion& que je me contente de cette raison, parce qu'il y a des gens avec qui il ne convient pas d'en employer d'autres. Il est vrai aussi qu'il se pourrait, que mr D. V. pensât qu'un philosophe doit se mettre au dessus du jugement des autres, regarder avec un profond mépris tout ce qu'ils peuvent penser, ou ne le respecter, qu'autant que cela sert à faire fortune.
Mais ce qui mérite plus d'attention, c'est le portrait qu'il fait de Joseph Saurin mourant. C'est un Philosophe intrépide, qui conoit le Néant des choses du Monde, & plein du plus profond mépris pour tous ces vains préjugés, pour toutes ces disputes, pour ces opinions erronées, qui surchargent d'un nouveau poids les malheurs innombrables attachés à la vie humaine. Zélés défenseurs de la saine doctrine de mr D. V., vous qui, pleins de respect pour la religion, ne laissez pas d'être les panégyristes des pensées de cet homme incomparable par les saillies de son esprit & par le défaut de son jugement, décidez quels peuvent être ces vains préjugés, ces disputes, ces opinions erronées; mais en faisant cette décision, ne venez pas nous prôner une charité funeste & scandaleuse, qui ne tend pas à moins, qu'à faire avaler à longs traits le venin de l'irréligion & de l'impiété. Ce qui rend Saurin intrépide à l'article de la mort, ce n'est pas sans doute, sa foi vive, ni ses espérances solides; c'est qu'il regarde avec mépris & un mépris profond, les opinions, qui tourmentent les hommes à l'article de la mort (car il ne peut s'agir que de celles là, relativement à un homme dans l'état où se trouvait Saurin), ces opinions erronées, ces vains préjugés, ces disputes sur un état à venir, sur un jugement, sur un paradis & un enfer, qui en effet surchargent d'un nouveau & terrible poids les malheurs innombrables attachés à la vie d'un homme, qui a une mauvaise conscience.
Remarquez que cette explication s'accorde parfaitement avec le caractère que mr D. V. vient de donner de Saurin. Un homme qui change de religion dans la vue de se faire une petite fortune; un homme qui se joue d'un des plus grands prélats de la communion qu'il embrasse, qui pousse l'hypocrisie jusqu'à faire le prosélyte convaincu de ce qu'il ne croit point, doit effectivement être rempli du plus profond mépris pour les dogmes de la religion, ne les regarder que comme de vains préjugés & des opinions erronées. Je dis plus, il doit avoir étouffé tout sentiment d'honneur, de probité & de vertu. Tel est le philosophe de mr D. V.
Après le portrait affreux que le panégyriste de Saurin vient de tracer de son caractère, car nous ne parlons qu'après lui & nous lui abandonnons le soin de justifier ce qu'il avance; après, dis je, ce portrait, il paraît fort inutile de vouloir le disculper des imputations odieuses & des crimes honteux dont il a été chargé. Mr D. V. dans ce peu de mots a renchéri sur tout ce qu'on a pu dire de son philosophe, & il a prêté une nouvelle force à toutes les accusations faites contre lui. Sera-t-il en effet extraordinaire, qu'un homme capable de faire à dessein & de propos délibéré tout ce que l'on vient de dire de Saurin, dans la vue de se procurer une petite fortune, se livre au désir de s'emparer du bien de son prochain? Il avait donc une forte envie de faire fortune; c'était sa passion dominante; il n'était plus retenu ni par la crainte d'un avenir redoutable, ni par les reproches de la conscience, qui n'est qu'une causeuse, ni même par la considération du jugement, que les gens d'honneur pourraient porter sur son compte. Qu'est ce donc, mr le panégyriste, qui aurait pu subjuguer sa passion pour les biens de la fortune? Je ne connais point d'autres motifs, qui puissent détourner les hommes de se livrer à leurs passions, que ceux que l'on enlève à Saurin, si vous en exceptez les supplices de la justice humaine, qui encore sont très insuffisants pour certaines personnes, comme une malheureuse expérience ne nous l'apprend que trop. Dans quels égarements ne jettent pas les lueurs de l'imagination, lorsqu'elles ne sont pas dirigées par le jugement; Mr D. V. veut faire l'éloge de son ami, le justifier des accusations intentées contre lui, & il prête des armes à ses ennemis & renchérit sur leurs accusations.
Passons cette contradiction à l'auteur; il serait bien heureux, s'il ne fût jamais tombé dans de plus grandes. Mais vous avouerez du moins, mr le panégyriste, qu'il est bien humiliant pour celui que vous avez pris sous votre protection, que l'on soit encore obligé, après environ 70 ans, de chercher de nouvelles preuves pour le justifier d'un crime si honteux. Il faut que vous soyez bien convaincu, que tout ce que l'on a pu avancer jusqu'ici en sa faveur, n'est rien moins que concluant. Car, je vous prie, auriez vous cherché de nouvelles preuves justificatives, si les anciennes eussent mis son innocence dans tout son jour? Il est vrai qu'il sera bien glorieux pour votre pénétration & votre discernement, si après un si long espace de temps, vous en découvriez de plus fortes que ni lui, ni tous ses amis, qui n'étaient pas en petit nombre & ne manquaient pas de talents, n'en ont pu trouver dans des temps plus voisins des faits en question. Mais quelle est cette preuve, cette démonstration, qui doit fermer la bouche à ceux qui ont voulu décrier ce philosophe? C'est une déclaration qui porte tous les caractères de supposition; qui, quand elle ne serait pas supposée, doit avoir été surprise, & qui enfin ne prouve rien.
Je dis que cette déclaration porte tous les caractères de supposition. En voici les preuves.
1º Elle parait être faite par un corps, reconnu pour tel; c'est du moins ce qu'indique l'intitulation, Nous les Pasteurs de l'Eglise de Lausane, Canton de Berne en Suisse. Or il est connu, qu'il n'y a de corps ecclésiastique dans Lausane que l'Académie & le Conseil pastoral. Mais cette déclaration ne part ni de l'un ni de l'autre de ces corps. Donc elle est supposée.
2º Il y a plus: si ces trois pasteurs avaient souscrit cette déclaration, jamais ils n'auraient dit, Nous les pasteurs de Lausane, comme s'ils eussent été tous les pasteurs de cette ville & qu'il n'y en eût point d'autres, puisqu'il est notoire, qu'il y en a quatre, qui sont pasteurs en chef, & trois autres que l'on nomme sous diacres. Ils n'ont pas pu confondre ces deux intitulations, Nous les Pasteurs de Lausane, & Nous Pasteurs de Lausane. La première est celle qui convient quand on parle au nom de tous, & la seconde lorsque quelques uns seulement parlent. Ces mrs ne peuvent pas ignorer cette différence, & un étranger, qui ne fréquente pas nos églises, peut croire qu'il n'y a que ces 3 pasteurs à Lausane.
3º On fait déclarer ces mrs qu'ils n'ont jamais conu persone, qui ait vû l'Original de la Lettre en question: ce qui est contre toute probabilité dans leur bouche, y ayant encore dans Lausane, & le reste du pays, plusieurs personnes qui peuvent déclarer l'avoir vue, tenue & lue. Il est vrai que le nombre en est fort diminué & diminuera toujours plus, cette lettre n'étant pas d'une nature à être conservée dans les archives publiques. Il y a encore actuellement dans lad. ville un homme très digne de foi, qui déclare qu'il en a été possesseur & qu'il l'a remise entre les mains de l'auteur de l'article, Joseph Saurin, dans le supplément de Moréri. Mr De Crousas ne doit pas avoir oublié, que feu mr le professeur son illustre père a été maltraité dans un journal, par un ami de Saurin, pour avoir contribué à faire obtenir à Rousseau des lettres de Saurin au ministre Gonon, & autres pièces qui ont paru dans le factum dud. Rousseau.
4º On leur fait déclarer, qu'ils n'ont jamais oui dire que cette Lettre ait été adressée à aucun Pasteur de ce Païs. Ce qui porte avec lui un caractère manifeste de supposition & même plus marqué qu'aucun des précédents. Car enfin se pourrait il que ces vén. pasteurs déclarassent qu'ils ignoraient ce que tout le monde, qui se mêle un peu de ce qui a quelque rapport avec les sciences & la religion protestante, connaît? Y a-t-il la moindre apparence, qu'ils n'aient point ouï parler d'un fait, dont les amis de Saurin prennent autant de soin de rafraîchir la mémoire, qu'ils en devraient prendre pour la faire perdre? Il est absurde de supposer, que des gens de lettres, tels que ces v. pasteurs, n'aient jamais ouï dire que cette lettre devait avoir été adressée au ministre Gonon, pasteur à Morges, puisque ce serait supposer, qu'ils n'eussent jamais ouï parler du procès entre Saurin & Rousseau, qu'ils n'eussent jamais lu ni la Bibliothèque raisonée Tom. XXVII. pag. 311 & 342, ni le Mercure suisse du mois d'avril 1736, page 52, ni celui de janvier 1741, page 721.
5º Tous ceux qui ont l'avantage de connaître ces trois v. pasteurs, dont on produit la signature, savent qu'ils ont trop de sens & de jugement, pour faire l'entassement de paralogismes, qu'on leur attribue. 'Nous n'avons jamais vû une telle Lettre & nous ignorons à qui elle a été adressée; Donc cette Lettre est fausse & suposée: Donc le fait dont il est fait mention n'est pas véritable: Donc nous improuvons méritoirement, & toute persone judicieuse doit improuver avec nous, l'acusation faite contre Saurin dans cette Lettre, quoique d'ailleurs constatée, autant qu'un fait de cette nature peut l'être'. A qui persuadera-t-on que ces mrs aient pu s'imaginer, qu'il fût nécessaire d'avoir leur témoignage, pour attester un fait, qui s'est passé il y a près de 70 ans, c. à d. très longtemps avant la naissance de quelques uns d'eux, & dans la plus tendre enfance d'un autre? Pourra-t-on leur attribuer de croire qu'ils ont assez d'autorité pour invalider le témoignage positif de plusieurs témoins contemporains & oculaires, par un simple témoignage négatif, ou plutôt par ce peu de mots, Nous ignorons ce fait? Quand ils auraient été capables de cette hardie & insoutenable présomption, n'auraient ils pas pris soin de la cacher & d'éviter ce qu'il y a d'odieux dans cette expression, Nous improuvons, qui ne convient qu'à des personnes en autorité & qui jugent en dernier ressort?
6º Enfin au pis aller mr D. V. ne saurait condamner un raisonnement tout semblable au sien & qu'il regarde comme devant fermer la bouche, même à ceux qui dans le siècle passé ont voulu décrier son philosophe. Je profite donc de sa nouvelle logique, & 'Je déclare, tant en mon nom, qu'en celui d'une infinité d'autres persones de tout ordre, de toût âge & de tout sexe, que nous n'avons jamais vu l'original de cette prétendue déclaration, ni connu personne qui l'ait vue, ni ouï dire qu'elle ait été remise à mr D. V. en sorte que nous ne pouvons qu'improuver l'usage qu'il en fait: ce qui doit fermer la bouche à mr D. V. & à tous ceux qui, comme lui, ont voulu réhabiliter l'honneur délabré de Saurin.'
Mais accordons à mr D. V. que cette déclaration n'est point supposée; j'ose du moins assurer, qu'on l'a surprise. Je ne le décide pas seulement, mais je le prouve encore.
Toutes les preuves que je viens d'avancer pour faire voir que cette déclaration est supposée, prouvent du moins très fortement que si elle n'est pas supposée, elle doit nécessairement avoir été surprise.
Car enfin, si cette déclaration est dans une opposition directe & totale avec le caractère connu de chacun de ces trois mrs, si elle manifeste presqu'en tout une précipitation, une légèreté, un esprit de décision & de hauteur, qui sont opposés au caractère de chacun d'eux, à quoi pourrait on attribuer cette déclaration, qu'à une surprise? S'il est rare qu'un homme sage démente d'une manière marquée les principes de conduite qu'il a constamment suivis & qu'il agisse directement contre les règles qui lui ont été les plus sacrées, à moins d'une surprise, combien ne doit il pas être impossible, que trois hommes sages, respectables autant par leur mérite personnel, que par leurs emplois, & qui sont en quelque sorte responsables de leurs actions à tout un public, se rendent coupables de cet écart, ensemble & de concert, à moins que d'avoir été surpris?
Mais ma grande preuve, la seule sur laquelle je veux insister, sera tirée de l'usage que mr D. V. en fait. Il s'en sert pour relever le mérite d'un homme, qui a sacrifié honneur & religion à une petite fortune; qui a fait gloire de regarder comme de vains préjugés & des opinions erronées, ce qu'il y a de plus respectable dans la religion; qui n'a été intrépide à l'article de la mort, que parce qu'il connaissait le néant de toutes les choses du monde présent & à venir; il s'en sert donc pour remplir son lecteur d'estime &, s'il le pouvait, d'admiration, pour un homme de ce caractère, & par là même pour attaquer la religion par contre-coup.
Avez vous déclaré, mr D. V., à ces vén. pasteurs votre dessein? Leur avez vous dit l'usage que vous vouliez faire de leur déclaration? Si vous ne le leur avez pas déclaré, pouvait il seulement entrer dans leur esprit, que vous vouliez les faire servir à avancer un tel but? Attachés par conviction aux principes de religion, leurrés par ces discours, que l'on dit que vous savez si bien tenir quand il vous plaît, & lorsque vous voulez faire croire que vous n'êtes pas sans religion, ils ont été très éloignés de soupçonner seulement, que vous vouliez vous servir d'eux, pour porter un coup mortel, suivant vous, à toute religion en général & à celle que l'on professe dans ce pays en particulier. Peut-être revêtiez vous dans ce moment pour les mieux tromper, les dehors d'un homme pieux. Peut-être que ces mrs, comme l'évêque de Meaux, ont cru vous avoir converti, & ils n'ont fait que servir à vos vues. Leur zèle pour la religion & leur piété sincère nous en sont de sûrs garants. Oui, messieurs, vous êtes à l'abri de tout soupçon de ce côté là; tout au plus, si vous êtes les auteurs de cette déclaration (ce que je n'ai garde de dire), vous vous serez laissé surprendre par la vaine éloquence de mr D. V., par les lueurs d'une charité faussement ainsi dite, par les caresses & les témoignages d'estime, que vous donnait une personne qui voulait vous entraîner dans le piège & vous faire témoigner, en dépit de vous mêmes & de votre piété, contre la religion. Apprenez par là combien de tels amis sont dangereux.
J'ai enfin dit, qu'à supposer cette déclaration réelle & non surprise elle ne prouvait rien.
Mr D. V. triomphe cependant sur cette déclaration; Elle doit, dit il, fermer la bouche à ceux qui ont voulu décrier ce Philosophe.
Pardonnez, mr D. V., si n'ayant pas autant d'esprit que vous, je prends la liberté de vous demander, pourquoi vous dites qu'elle doit fermer la bouche à ceux qui ont voulu décrier votre philosophe, & non pas à ceux qui voudroient le décrier dans la suite? Une personne comme vous pense à tout; il pèse toutes ses expressions, & il n'en met jamais une pour une autre. Auriez vous senti qu'il n'était pas difficile de fermer la bouche à ceux qui ont voulu autrefois, dès 1690, décrier votre cher philosophe? Auriez vous voulu, en déclarant que ce que vous dites ne nous regarde point, mais ceux qui sont morts, éviter que l'on ne vous reprochât de nous ouvrir la bouche, à nous qui sommes encore vivants? Mais n'aurez vous point senti, que notre honneur, notre respect pour nos devanciers, plus que tout cela l'amour de la vérité que vous voulez étouffer, ouvriraient nos bouches? Et pourquoi tirer les mânes de votre philosophe du repos & de l'oubli, où nous l'abandonnions? Ne vaudrait il pas mieux se taire sur son sujet, que de le défendre de la manière dont on le fait? Laisser tomber ces faits dans l'oubli, c'est le seul moyen de justifier celui qui en est l'auteur. Si vous ne provoquiez pas les mânes de nos pères, qui reposent en paix depuis longtemps, on laisserait paisibles celles de Saurin, & nous en laisserions le jugement à dieu & au temps. L'admirable talent que la prudence! Heureux celui, mr D. V. qui en est pourvu!
Mais pour revenir au fait, vous prétendez donc, mr D. V. que le témoignage de trois personnes vénérables, je le sais, l'emportera sur celui de quelques centaines aussi vénérables qu'eux dans leur temps; sur celui d'un grand nombre de personnes de tout ordre & de tout rang, d'une nation entière? Vous prétendez qu'un témoignage rendu sur un fait, 70 ans environ après, l'emportera sur celui des contemporains; qu'un témoignage négatif, ou plutôt un témoignage d'ignorance de ce fait, l'emportera sur des témoignages positifs & de témoins oculaires? Vous prétendez enfin, car il n'est pas nécessaire de s'étendre sur toutes vos prétentions, qu'un témoignage mendié, surpris, comme il est prouvé, rendu sans vocation, doit anéantir des actes juridiques, des procédures légales, des arrêts souverains? Car il faut tout cela pour que cette déclaration puisse rétablir l'honneur de votre philosophe.
Je n'ai garde d'entrer avec vous dans le lieu commun du Témoignage.
1º Diverses personnes en divers temps & en divers lieux, du vivant de Saurin, ont prétendu avoir des copies de la lettre en question & cette lettre même en original & les ont montrées à qui les a voulu voir. Le pasteur Gonon a vécu plusieurs années après l'évasion de Saurin & a prétendu avoir reçu, non pas seulement cette lettre, mais plusieurs lettres de ce dernier sur le même sujet, qu'il a fait voir à diverses personnes, non sous le manteau, mais ouvertement. Saurin n'a pas pu l'ignorer & il était aisé de s'assurer, si elles venaient de lui ou non, en confrontant le seing de ces lettres avec le sien. Ne lui était il resté aucun ami, qui pût confondre l'imposture, & n'aurait il point pu charger quelqu'un de cette commission? Cela en aurait valu la peine. L'on ne peut cependant douter, qu'il ne lui restât dans le pays quelques personnes, qui prenaient encore quelqu'intérêt en ce qui le concernait, puisqu'en 1712, c. à d. longtemps après toute procédure finie contre lui, il y demeura caché pendant quelque temps. Comment aucun n'a-t-il crié à l'imposture? N'y aura-t-il donc pas un seul homme dans le canton assez ami de la vérité pour lui rendre cet office? Les parents de sa femme, qui tiennent un rang à Lausane, & qui sont en grand nombre, étaient intéressés par honneur à le justifier, du moins sur cet article: cependant tous demeurent dans le silence. Rousseau longtemps après, mais pendant la vie de Saurin, prétend avoir en main plusieurs originaux de ces lettres écrites au pasteur Gonon, toutes sur ce même sujet. Mr l'abbé d'Olivet déclara dans une Lettre concernant Rousseau & Saurin, publiée dans la Bibliothèque raisonée, tom: XXVI, pag. 42, qu'il a vu ces lettres entre les mains de Rousseau à Bruxelles, longtemps avant la mort de Saurin. N'aurait il point pu se procurer dans ces lieux là une satisfaction convenable? Si dans la Suisse Protestante, on la lui a refusée par un faux zèle de religion, à Soleure, chez le comte Du Luc où Rousseau demeurait & d'où il se procura ces lettres, ne la lui aura-t-on pas accordée par un principe tout opposé? En tout cas il l'aurait encore pu demander à Bruxelles, & il n'aurait pas manqué de l'obtenir contre un homme, qui déchirait ouvertement la réputation d'une personne, qui pouvait servir de témoin contre les protestants. Que si l'on dit que Rousseau par ses intrigues a pu étouffer la voix de l'innocence, ne se trouvera-t-il donc pas dans un Soleure, dans un Bruxelles un seul homme de bien, assez droit, assez zélé pour le catholicisme, & assez peu ami des protestants, pour donner gloire à la vérité? Le seul témoignage de mr l'abbé d'Olivet, qui dit qu'il a vu, vaut bien seul, celui des trois personnes qui disent n'avoir pas vu.
2. Une de ces lettres, celle là même dont il s'agit, a été rendue publique dans le Mercure Suisse du mois d'avril 1736 & par conséquent avant la mort de Saurin. Et que l'on ne dise pas que ce Mercure n'est pas connu des gens de lettres de Paris; le contraire est prouvé par le même Mercure Suisse du mois de janvier 1741, pag. 94. Saurin s'est il inscrit en faux contre cette lettre? Où l'a-t-il fait? Ou, s'il ne l'a pas fait, qu'est ce qui l'a pu obliger à garder le silence? Connaissait il déjà le néant des choses de ce monde & de la réputation d'honnête homme, qui est la dernière à laquelle on renonce? Il est vrai qu'il a constamment nié les crimes dont il était accusé, mais cela ne suffisait pas, il devait encore faire voir la fausseté des preuves que l'on avançait contre lui, de ces lettres en particulier. Le silence de Saurin ne l'emporte-t-il pas encore sur le témoignage que l'on prétend devoir nous fermer la bouche?
3. Enfin cette lettre n'est pas la seule preuve du fait en question. L'on a fait des procédures légales contre lui; la chambre criminelle de la ville d'Yverdun a été nantie de cette affaire: elle a pris les informations requises en pareil cas: ll. ee. de Berne, notre souverain, a approuvé ses procédures. L'an 1712, Saurin étant revenu au pays, il envoya ordre de le saisir, non à cause de son apostasie, mais à cause des crimes qu'il avait commis. Et vous voulez, mr D. V. que la déclaration que vous produisez de trois personnes, qui déclarent qu'ils n'ont aucune connaissance de la lettre adressée au ministre Gonon, & qui le déclarent 70 ans après, annule toutes ces preuves? Mais à qui le persuaderez vous? Le respect que vous devez à un souverain, sous la protection duquel vous passez une partie de votre vie, qui fait voir dans toute sa conduite son amour pour l'ordre & pour la vérité, devrait vous empêcher de porter un tel jugement.
Permettez, messieurs les éditeurs de ce journal, que je vous fasse, en finissant cette lettre, mes excuses sur sa longueur. J'aurais voulu être court, mais ma matière m'a entraîné. J'ai l'honneur d'être &c.
Vevey le 23 septembre 1758