1758-11-27, de François Louis Allamand à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

Il y a bien longtems que je vous laisse en paix.
C'est pure sottise & crainte de vous être importun. Voilà ce qu'on gagne à vivre dans les montagnes. Mais il n'y a montagnes qui tiennent. Il faut, Monsieur, que je vous décharge mon cœur sur ce qui se passe.

On jette les hauts cris contre cet article Joseph Saurin. Notre colloque d'octobre dernier en a très gravement délibéré. Pour bonnes raisons j'y acceptai la commission d'en écrire deux mots au Public lecteur du Journal de Neufchatel, bien résolu de concerter ces deux mots avec vous. Je comptois d'en avoir le loisir, car je fus chargé, en mème tems, d'une autre guerre pour notre clergé, accusé de franc Déïsme dans la Bibliothèque Impartiale. Hélas! qu'on lui fait tort! Mais enfin il fallait commencer par là, & lâcher ma bordée pour ce mois de IXb. Cela est fait come vous verrés, si tant est que vous y regardiés. Mais ne me cherchés pas, s'il vous plait, dans certaine lettre qui brillera, peut être, à mes côtés. Elle est écrite, me mande t'on, de Lausanne, & il y aura quelques coups de griffe pour vous, je ne sai à propos de quoi, car ce n'est pas vous qui nous accusés de Déïsme. Peut être vous reproche t'on de nous l'inspirer. Quoi qu'il en soit, je vous gardais pour les bonnes fêtes, vous, Monsieur, feu Mr. Saurin, & la lessive que Messs De Crousa, Polier & Pavilliard lui ont faitte par vos soins. Vous auriés reçu mon chef d'oeuvre, assés tôt pour en ôter tout ce qui vous aurait déplu. Mais ne voila t'il pas que quelcun a encor pris les devants: Vous savés de quel ton, Omnia barbariœ plena sunt vocis que farinœ. J'en suis confus, & vous en demande pardon pour ma Patrie, & pour Vevay, d'où l'on datte cette maussade Epitre. Que faire, Monsieur? Vous ne pensés pas avoir le bien sans les charges, il faut payer tribut à l'envie, même au pied des alpes. Il n'y est pas jusqu'à l'âne qui ne voulût ruer contre le lion. Heureusement le lion n'est ni mort, ni mourant. On m'assure que Vous avés daigné répondre; Je vous prie de m'envoyer votre brochure, afin que je voye si cela suffit à mon indignation. Ne riés point de ce zèle, il n'est pas tout pour vous. Après la manière dont je m'étais expliqué sur cette affaire, on n'a pas laissé de me faire honneur d'une si rare production, & je suis fort tenté de m'en bien laver. J'espère, pourtant, ou que ce bruit qui n'a point duré, ne sera pas allé jusqu'à vous, ou que vous m'en aurés fait justice dans votre âme. Je ne me pique point d'écrire moins mal que personne, mais vous n'aurés rien trouvé là dedans qui ressemble au peu que vous avés vu de ma façon de penser. Elle est pleine de respect & d'attachement pour la Religion que je prêche, mais cette Religion me lie à toute autre chose qu'à clabauder contre qui conque ne la connait, ou ne la goûte pas, à médire des vivans & à pisser sur les cendres des morts. Je serais mème charmé qu'il y eût moyen ou de rétablir la mémoire de Saurin, ou d'étouffer ce qui l'a flétrie. On l'accuse du foible attribué à Henri IV. Quand il voyoit Made Saurin au prèche, il trouvait un prétexte pour descendre de chaire, & c'étoit, dit on, pour aller lui voler ses Cornettes. Mais on ne dit point, qu'il ait emporté les vases de son église, come font quelquefois les Prétres qui viennent renoncer chés nous au mérite des oeuvres.

Quoi qu'il en soit, je souscris de tout mon coeur à vos réflexions sur la barbarie de l'acharnement qui persécute encore Saurin après la mort du lâche Rousseau. Mais il ne fallait pas vanter sa Philosophie en matière de Religion; où avés Vous vû, Monsieur, que le Paradis soit promis à un Philosopher? On lui pardonnerait plutôt d'avoir été larron que cela. Avoués la debte, & dites come Ovide

Talia succensent propter mihi verba Tomitæ
Iraque carminibus publica mota meis.
Ergo ego cessabo nunquam per carmina lædi,
Plectar & incauto semper ab ingenio?
At malus interpres, populi mihi concitat iram,
Inque novum crimen non mala dicta vocat.
Adde quod Illyrica si jam pice nigrior essem
Non mordenda mihi turba fidelis erat.

N'admirés vous pas ce Turba fidelis dans Ovide? Il faut convenir que je suis le premier homme du monde pour les applications.

Je vous écris tout ceci du coin de mon feu, bien sûr que vous jetterés ma lettre dans le vôtre. Ce n'est pas que j'aye honte d'un christianisme moins suisse que celui de Théodore de Beze, mais je sens aussi mon petit fagot, & j'en suis ennuyé; pour vieillir en paix, il faut tâcher de vieillir en odeur d'orthodoxie; à cinquante ans, on commence à savoir cela, et je les ai. Il y en a trente huit que je suis votre admirateur.

Allamand