1741-10-25, de — Seguy à Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont.

Madame, je donnerai la moitié de ma vie pour vous prouver combien votre repos m'est cher, mais mon honneur me l'est encore plus, et je le crois si fortement attaché à la défense de mon ami contre les accusations de m. de Voltaire ou à une lettre telle que je la demande, que rien au monde ne saurait m'en distraire.
Tout ce que j'ai consulté de gens éclairés et sans passion sur cet article m'avaient déjà prescrit mon devoir, et bien plus rigoureusement encore que je ne l'ai rempli. Mais enfin, madame, puisque toute voie d'accommodement est fermée, rapportons nous en au public, il sera juge entre m. de Voltaire et moi; il verra de quel côté a été la bonne foi, l'honnêteté et l'amour de la paix. Il jugera si pour justifier mon ami des plus affreuses accusations dont un homme puisse être chargé, j'ai dû me contenter d'expressions équivoques et qui le devenaient encore davantage par l'obstination qu'on montrait à ne pas les rectifier. Il trouvera dans celles que vous me proposez d'ajouter de la part de m. de Voltaire non le témoignage qu'on doit à la vérité en faveur d'un homme estimé, mais le témoignage qu'on rendrait par pitié à un malheureux qui aurait péri dans l'opprobre et le repentir. Ce public équitable, en voyant dans la suite des lettres que ceci a occasionnées que toutes mes prétentions se bornaient à obtenir de m. de Voltaire l'aveu de la justice qui a été rendue au caractère de m. Rousseau par tout ce qu'il y a d'honnêtes gens à Bruxelles, ne manquera pas de faire ce raisonnement: ou m. de Voltaire refuse cet aveu parce qu'il n'a pas trouvé à Bruxelles les jugements des honnêtes gens favorables au caractère de m. Rousseau; ou c'est que les ayant trouvés tels, l'obstination de sa haine ne lui permet pas d'en convenir. Mais, comme je ferai voir plus clair que le jour que la première de ces deux suppositions est fausse, m. de Voltaire se trouvera nécessairement dans la seconde, et vous sentez, madame, si le jugement qu'on fera de lui à ce sujet lui sera bien avantageux.

La douleur que tout ceci me cause m'oblige d'éviter un plus long détail où j'aurais le désagrément de combattre tous les autres articles de votre lettre. Je ne saurais pourtant m'empêcher de vous dire, madame, que mon rôle en cette affaire n'a jamais été celui d'un homme qui mendie des témoignages favorables à son ami, comme vous paraissez le penser. Mon ami n'a besoin que de ceux qu'il a obtenus pendant sa vie. Mon rôle était celui d'un homme qui, pénétré de respect pour vous et d'égards pour m. de Voltaire, voulait sincèrement vous donner à l'un et à l'autre, dans cette occasion, des preuves de ces sentiments; car d'ailleurs j'ose vous assurer, madame, que je ne suis nullement inquiet du succès ni pour l'homme illustre que je défends ni pour moi.