14 octobre 1741
Madame, je doute que vous voyiez avec plus de peine que moi les traîneries d'une affaire à laquelle j'ai apporté toutes les facilités que l'amour de la paix et l'envie d'obliger m. de Voltaire pouvaient inspirer.
Il y aurait peut-être dans les difficultés que j'éprouve de sa part de quoi me dégoûter absolument de la négociation. Mais que n'est point capable de me faire surmonter ma passion pour tout ce qui vous intéresse? Je vous jure, madame, que rien n'égalerait la peine que j'aurais de me voir forcé de vous déplaire; mais je vous jure en même temps que rien n'est capable de me faire perdre de vue mon objet, qui est la défense de mon ami contre les accusations atroces de ses ennemis. Quand, pour éviter d'y mêler m. de Voltaire, j'ai proposé l'expédient d'une lettre où il parlât de m. Rousseau en des termes qui fissent connaître qu'il pensait mieux à présent de son caractère qu'il n'en avait écrit autrefois, j'ai supposé que cette lettre serait dictée par la bonne foi et ne renfermerait aucune restriction qui rendît l'intention de m. de Voltaire équivoque. Or, je défie tout homme qui connaît la valeur des termes de ne pas trouver un sens très équivoque dans la phrase que je propose de corriger et qui est la seule de toute la lettre qu'on puisse rapporter au caractère. Je défie de n'en pas trouver un plus qu'équivoque dans le mot de probité placé où il l'est. Et je vous avoue, madame, que quand l'intérêt de mon ami ne serait pas assez fort en moi pour me rendre mécontent de ce langage, mon amour propre aurait peut-être quelque peine à souffrir qu'on ait assez compté sur ma bêtise pour croire que je n'apercevrais point ce que ces expressions ont de peu conforme à mes vues. Je veux croire cependant qu'en tout ceci m. de Voltaire n'a point eu d'arrière pensée. Mais, s'il est ainsi, pourquoi se refuse-t-il au changement que je lui propose? Et quel changement encore! L'aveu le plus simple d'une vérité qu'il a eu cent fois occasion de reconnaître depuis qu'il est aux Pays-Bas. Qu'il interroge encore tout ce qu'il y a d'honnêtes gens à Bruxelles et il apprendra si m. Rousseau était le plus noir de tous les hommes tel qu'il l'a peint. Si le mot de mérite, dans l'endroit où il est, renferme tout, comme vous me l'assurez, le mérite littéraire et celui de la société, c'est à m. de Voltaire à me le mander dans la réponse qu'il fera à ma dernière lettre. Et alors en faisant part au public de cette explication, je veux bien laisser l'endroit tel qu'il est. Mais pensez vous, madame, que cette manière là n'ait pas l'air mille fois plus contraint que celle que je propose et que le public ne démêle pas comment tout cela se sera fait? Je crois déjà avoir eu l'honneur de vous le dire: les démarches de la nature de celle que m. de Voltaire devait faire à l'égard de m. Rousseau ne sauraient tirer leur prix que de la sincérité qui les inspire et de la bonne grâce qui les accompagne. J'ose vous assurer que si vous aviez lu les lettres de m. le baron de Breteuil que je dois vous envoyer, m. de Voltaire y trouverait peut-être de finir une affaire qui dura déjà plus qu'il ne convient à sa véritable gloire et à l'honnêteté de mes procédés envers lui.