1741-08-29, de — Seguy à Gabrielle Émilie Le Tonnelier de Breteuil, marquise Du Châtelet-Lomont.

Vous auriez eu par moi, madame, le programme de l'édition que je vais donner des œuvres de Rousseau si les préventions où j'ai dû vous supposer contre ce fameux écrivain ne m'avaient retenu.
J'ai cru qu'il y avait plus de respect à ne pas vous parler d'un homme que vous n'aviez pas aimé, qu'à vous rendre en cette occasion l'hommage que vous doivent les lettres, à qui vous faites tant d'honneur, et que je dois en particulier aux bontés dont vous m'honorez.

Voici, madame, quelles sont mes dispositions à l'égard des ennemis de m. Rousseau. Je me dois à moi même de n'offenser personne; je dois à mon ami le témoignage de son innocence contre les accusations dont on l'a noirci, et je dois au public celui de la vérité. Avec ces obligations que mes principes et mon caractère me font regarder comme inviolables, je ne vous dissimule point, madame, que je suis extrêmement embarrassé sur le chapitre de m. de Voltaire. Les coups qu'il a portés à m. Rousseau étaient trop sanglants pour que celui-ci n'ait pas ramassé toutes ses forces contre lui. Ainsi je trouve dans ses papiers non seulement tout ce que la vigueur de son esprit a pu fournir à son ressentiment, mais encore une infinité de secours étrangers aussi contraires à m. de Voltaire qu'ils étaient favorables à m. Rousseau. Car m. Rousseau avait des amis, madame, et en grand nombre, et dans les rangs les plus distingués. Ses malheurs mêmes lui en avaient fait, et vous jugez bien que ceux qui l'étaient à ce titre ne pouvaient pas l'être de m. de Voltaire, qui, pour des critiques purement littéraires, s'était abandonné à tous les excès de la colère contre la personne de son ennemi, avait rouvert inhumainement toutes les plaies d'un malheureux innocent des crimes affreux qu'on lui avait imputés, avait adopté toutes les horreurs semées par l'envie et la calomnie pour le charger de nouvelles horreurs et n'avait enfin rien oublié de tout ce qui peut faire détester la vie à un homme innocent et même à un homme coupable. J'ai cent lettres de gens connus et respectés par leur mérite qui n'avaient eu jusque là aucune liaison avec m. Rousseau et que l'humanité seule a portés à lui écrire dans les différents temps où m. de Voltaire l'a attaqué, et c'est là que m. de Voltaire est traité comme il traitait lui même son ennemi. Car ce qui ètait sentiment de pitié à l'égard de l'un ne pouvait être qu'un sentiment tout contraire à l'égard de l'autre. On ne plaint point les malheureux sans s'irriter contre ceux qui les font. Je vous rends tout ceci, madame, peut-être avec plus de force qu'il ne convient à l'intérêt que vous prenez à ce qui regarde m. de Voltaire; mais songez, je vous supplie, par combien de raisons je dois en être pénétré. L'humanité seule suffirait, et j'ai l'estime, l'amitié, la confiance, et ce qui est au dessus de tout cela, la vérité, qui m'est connue et que je suis en état de faire connaître. Car, sans parler de tant d'autres accusations dont je puis démontrer la fausseté, que diriez vous, madame, si je vous faisais voir que le crime d'ingratitude envers m. le baron de Breteuil, votre père, est détruit par le témoignage même de m. le baron de Breteuil; que j'ai une suite de lettres non interrompue jusqu'à la mort de m. de Breteuil à Rousseau qui sont toutes les expressions de l'amitié et de la protection la plus déclarée? J'aurai l'honneur, madame, de vous les faire voir à mon retour à Bruxelles.

C'est avec un regret infini que je me vois forcé à me charger d'une défense qui m'expose à vous déplaire et à encourir l'inimitié de m. de Voltaire. Ne pensez pas cependant, madame, que les raisons qui m'attachent à la cause de Rousseau me fassent oublier les égards dus à son adversaire. Tout ce que les lois de la modération peuvent prescrire en pareille occasion sera observé par moi à la rigueur. Quand je ne m'y trouverais pas obligé par les sentiments d'estime dont je suis rempli pour m. de Voltaire, je croirais l'être par les regrets qu'il m'a témoignés lui même des maux qu'il a faits à m. Rousseau. Mais le souvenir de ces regrets me fait penser que m. de Voltaire pourrait lui même délivrer de toutes les obligations où je me trouve engagé contre lui. Une lettre dans laquelle il me marquerait quelque regret du mal qu'il a dit de Rousseau et me parlerait avantageusement serait une réparation suffisante à la mémoire de mon ami, et, j'ose dire, ferait infiniment d'honneur à m. de Voltaire. Moyennant cela, je donne ma parole d'honneur de n'entrer dans aucun détail sur leurs cruelles guerres. Toutes mes obligations seront remplies. Je m'estimerai heureux si cette voie d'accommodement peut convenir à m. de Voltaire. Si j'ai le malheur qu'elle ne soit point de son goût, je vous supplie encore une fois, madame, de l'assurer que j'aurai pour lui tous les égards que la nature de la chose peut permettre; mais que je dois me souvenir que le public, qui peut faire grâce aux excès où il s'est porté contre mon ami en faveur de ses talents et de tant d'excellents ouvrages dont il l'a enrichi, ne le ferait point au peu de zèle que je montrerais pour la cause d'un homme qui m'a donné tant de marques de confiance et que l'amitié ne doit pas être moins ardente que la vengeance.