[c. 5 October 1741]
J'ai reçu, monsieur, la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.
Elle m'annonce la fin d'une affaire où je puis vous assurer que votre intérêt m'a été presque aussi cher que celui de mon ami. Deux mots ajoutés dans un endroit, et un mot supprimé dans un autre vont la rendre tout à fait digne de vous, de mon ami et de moi. Je me place là, monsieur, dans le seul sens qui puisse me convenir. Voici les deux endroits:
'Ses talents, ses malheurs et sa mort ont banni de mon cœur tout ressentiment et n'ont laissé mes yeux ouverts qu'à ce qu'il avait de mérite.'
'Ses talents, ses malheurs et ce que j'ai appris de son caractère dans ce pays-ci ont banni de mon cœur tout ressentiment et n'ont laissé mes yeux ouverts qu à son mérite.'Vous sentez bien, monsieur, que, pour remplir mes vues, il faut qu'il y ait dans votre lettre quelque chose qui porte sur le caractère de m. Rousseau si vivement attaqué par vous, et si vous la relisez, vous verrez qu'elle ne contient rien qui ait un rapport favorable à cet article important, à moins que vous ne consentiez au changement que je vous propose. Et quelle façon plus douce peut il y avoir pour vous de réparer le mal que vous lui avez fait de ce côté là? N'est ce pas comme si vous disiez: On me l'avait peint méchant homme et les sujets particuliers de division qui étaient entre nous me l'ont fait traiter comme tel dans mes ouvrages; on me l'a depuis fait connaître d'une manière plus avantageuse et je m'y rends. La délicatesse la plus outrée peut elle rien trouver dans ce discours dont elle puisse être blessée? et l'amour propre bien entendu n'y trouve-t-il pas le sujet de louange le plus flatteur?
Le second endroit à corriger est celui-ci:
'J'attends donc avec impatience une édition que votre sensibilité pour sa mémoire, votre goût et votre probité rendront digne du public à qui vous le présentez.'
Souffrez, monsieur, que je retranche le mot de probité. Mille gens qui cherchent à tout empoisonner diraient que le peu de probité que vous avez supposé à l'auteur vous a fait penser que celle de l'éditeur était nécessaire. Et c'est une pensée que vous n'avez certainement point eue dans une lettre écrite dans des vues toutes contraires.
Je suis si persuadé, monsieur, que ma franchise en tout ceci n'aura rien qui vous fâche que je la regarde comme le meilleur droit que je puisse avoir à votre estime et à votre amitié. Quel bonheur pour moi si en remplissant mes devoirs à l'égard de mon ami mort je pouvais acquérir un autre ami tel que vous!