Monsr le Comte de Lanoy m'a envoyé, Monsieur, vôtre lettre avec les corrections que vous avés jugés à propos d'y faire.
Celle qui regarde l'endroit sur lequel nous nous sommes si long temps débattus est bien, à deux mots près qu'il faut en retrancher. Ces deux mots sont: à plusieurs personnes. Ils sont inutiles, et semblent renfermer une restriction que ni la vérité, ni vôtre honneur, ni le mien ne souffrent point au sens de la phrase en question. Mon obstination pourra Vous déplaire; mais ma délicatesse ne sçauroit à coup sûr vous paroître déplacée; et si jamais l'amitié nous lie ensemble, je vous promets de n'être ni moins inflexible, ni moins délicat sur ce qui Vous touche que je le suis sur ce qui regarde l'illustre ami que je défends. Je vous prie donc, Monsieur, d'autoriser par vôtre réponse la suppression de ces deux mots. Après quoi l'affaire est finie; et je vous donne ma parole d'honneur de vous renvoyer vôtre première lettre avec toutes celles que j'ai reçues à ce sujet de Madame la Marquise du Chatelet. Quant aux changemens que vous avés cru devoir faire aux expressions dont votre politesse s'étoit servie à mon égard dans votre première lettre, je n'ai garde d'y trouver à redire. Vous vous êtes souvenu sans doute en la refaisant que cette lettre devoit être publique et qu'il falloit une modification dans les termes qui marquât plus juste le point de considération où nous devons être l'un à l'égard de l'autre. Je comprens cela comme Vous même. D'ailleurs la seconde Lettre que j'ai reçue de Vous le même jour est si pleine d'expressions tendres et honnêtes qu'il y auroit de la mauvaise humeur à ne pas passer ce que les corrections de l'une ont de moins obligeant en faveur de ce que l'autre a de flatteur.
Dans cette seconde Lettre vous me priés, Monsieur, de ne rien imprimer des lettres dans les quelles des particuliers auront pu parler de Vous. Ç'a toujours êté mon dessein, et pourriés vous penser, qu'en vous promettant de ne point parler contre vous, j'eusse la mauvaise foy de me réserver le droit de faire parler les autres? Ces arrières pensées sont si éloignées de mon caractère que si j'étois plus connu de vous que je ne suis je serois en droit de m'offenser que vous ayés cru les devoir prévenir. A l'égard des deux lettres que vous avés écrites à Monsr. Rousseau l'une en 1719, l'autre en 1722, vous trouverés bon, Monsieur, que je ne sois point de votre avis, et que je persiste dans le dessein de les faire imprimer. Elles sont dignes de vous et par le fonds des choses, et par la manière de les dire qui vous est propre. L'honneur qu'elles font à mon ami ne me permet pas de les supprimer; et quand je le voudrois je ne le pourrois pas. Ces deux lettres sont connues de tout ce que Mr Rousseau eut d'amis. Il avoit trop d'intérêt à détruire les mépris que vous vouliés faire tomber sur lui, pour ne pas faire connoître, que vous n'aviés par toujours pensé de la sorte. Ainsi il les a communiquées à une infinité de gens; et tous ceux à qui il les a communiquées n'ont pas manqué d'en réclamer la publication dès qu'ils ont appris que j'étois chargé de ses papiers. S'il ne les a pas publiées Lui même dans le tems de vos démêlés, c'est peutêtre un trait de modestie qui a son mérite, et que vous sentirés vous même, si la Vôtre ne vous empêche pas de sentir tout le prix d'un témoignage aussi avantageux de vôtre part.
Au reste, Monsieur, vous verrés par les dattes de ces lettres qu'elle[s] ne sont point le fruit de vôtre enfance. Au temps de la première vous étiés auteur d'Oedipe. Au temps de la seconde vous l'étiés de la Henriade. Tous les jours de vôtre vie littéraire ont été beaux; mais j'ose vous dire que ceux d'Oedipe et de la Henriade le sont singulièrement. Ainsi cette raison, si c'est la bonne, et je vous ferois tort de supposer que vous en ayez d'autre, cette raison, dis je, ne doit pas vous empêcher d'approuver la publication de ces Lettres. Je vous en envoie une copie avec celle d'une lettre que Monsr Rousseau vous écrivit de Vienne en réponse à la Vôtre du 21 Mars 1719 dans la quelle il parle de Vous d'une manière aussi avantageuse que vous avés pu parler de Luy.
Je la ferai imprimer aussi bien qu'une lettre à Mr. D'Ussé où vous étes traité avec la même distinction; et c'est ainsi que je vous fairai honneur à tous les deux auprés du public de la générosité de vos sentimens et de l'équité de vos jugemens quand vos passions ne s'en sont pas mêlées. Vous remarquerés cependant, Monsieur, à l'honneur de mon ami que son animosité contre vous n'avoit pas étouffé tout principe de justice; puisqu'il a conservé prétieusement les témoignages de celle qu'il vous avoit rendue autrefois. La haine enragée anéantit, autant qu'il est en elle, tout ce qui ne Lui ressemble pas. Ce n'est pas le seul trait de candeur de cette nature que je pourrois citer de Lui; et peutêtre qu'un jour je vous fairai voir en ce genre des choses qui Vous étonneront. Voilà une fort longue lettre. J'attendrai avec impatience votre réponse qui doit être décisive. Je finis en Vous assurant qu'on ne peut être avec plus d'estime et de considération que Moi, Monsieur, vôtre trés humble et très obéissant serviteur.
Francf. ce 9 nov. 1741