1766-01-11, de Voltaire [François Marie Arouet] à Abraham Freudenreich.

Monsieur,

Je profite du premier relâche que me donnent les maux dont ma vieillesse est accablée pour vous souhaitter à vous et à Madame De Freüdenrich des années plus heureuses que les miennes et aussi longues que votre vertu les mérite.

Permettés que je saisisse cette occasion pour vous parler d'un ridicule singulier qui s'est mêlé aux tracasseries de Genêve. Vous savés que ces querelles se sont élevées en partie à l'occasion du sr Jean Jaques Rousseau. Des brouillons ont imaginé que j'étais l'ennemi de cet homme, que non seulement j'avois engagé le Conseil de Genêve à donner un décret de prise de corps contre lui, mais que j'avois écrit plusieurs lettres à Mr le pasteur Bertrand, pour vous engager à le chasser du territoire de votre république.

Vous savés, Monsieur, qu'une telle imposture n'a pas le plus léger fondement. M'accuser de persécuter un homme de lettres, c'est m'imputer de me poursuivre moi-même. J'ai toujours été si éloigné d'une telle horreur, que dans tous les tems j'ai offert à Monsr Rousseau une maison de Campagne, dont il auroit été le maitre, et où il eût été toujours à l'abri de ses ennemis. Quoiqu'il en ait très mal usé avec moi je suis encore dans les mêmes dispositions. Jugés quelle apparence il y a que j'aye jamais solicité personne de votre république de le faire chasser de votre territoire.

Mr Bertrand est protégé par vous, Monsieur; il étoit continuellement dans votre maison; vous avés vû toutes les lettres que je lui ai écrites; elles n'ont roulé que sur des points d'histoire naturelle et sur sa collection de raretés, que j'ai sollicité Mgr L'électeur palatin d'acheter de lui. Je ne lui ai jamais prononcé le nom de Rousseau non plus qu'à vous, ni à personne du Conseil, ni à aucun citoyen de votre état. C'est une justice que j'espère que vous me rendrés, en attendant que je puisse écrire à Mr Bertrand que je crois actuellement en Pologne.

Il est triste que mes derniers jours soient fatigués par de si infâmes calomnies. J'ose me flatter qu'un mot de votre main en rendant gloire à la vérité, fermera la bouche aux imposteurs; j'avoue que je dois les dédaigner, mais je ne dois pas moins les confondre; et je ne puis mieux y parvenir que par le témoignage d'un homme de votre naissance et de votre mérite, compté depuis si longtems parmi les premiers seigneur de Berne et parmi les plus vertueux des hommes.

J'ai l'honneur d'être avec un très respectueux attachement qui ne finira qu'avec ma vie,

Monsieur

Votre très humble et très obéïssant serviteur

Voltaire