1761-01-21, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Robert Tronchin.

Mon cher correspondant, j'ay voulu voir une fois en ma vie, comment on nourrit (non pas cinq mille gredins avec cinq pains d'orge et trois poissons) mais cent cinquante personnes de ce siècle cy avec rien du tout.
Il y a un mois que je suis absolument sans un sou; et encor ai-je acheté des prés, car j'aime mieux les prés que l'argent. Mon miracle est fort beau, mais il faut être sobre sur les miracles, sans quoy on les décrédite. Je vous demande donc cinq cent louis pour établir mon crédit. Je compte encor ce crédit au rang des prodiges. Je suis né assez pauvre, j'ay fait toutte ma vie un métier de gueux, celuy de barbouilleur de papier, celuy de Jean Jaques Rousseau, et cependant me voylà avec deux châtaux, deux jolies maisons, 70 mille livres de rente, deux cent mille livres d'argent comptant et quelques feuilles de chêne en effets royaux que je me donne garde de compter.

Savez vous bien qu'en outre j'ay environ cent mille francs placez dans le petit territoire où j'ay fixé mes tabernacles? Quelquefois je prends toutte ma félicité pour un rève. J'aurais bien de la peine à vous dire comment j'ay fait pour me rendre le plus heureux de tous les hommes. Je m'en tiens au fait, tout simplement sans raisonner. Je plains le roy mon maitre dont les finances n'ont pas été si bien administrées que les miennes, je plains Marie Terese et le Roy de Prusse, et encor plus leurs sujets. Pour accroître mon bonheur, il vient à votre adresse un pâté de perdrix aux truffes d'Angouleme que je voudrais manger avec vous, mais que je vous supplie de m'envoier aux Délices où nous sommes pour quelque temps, parce que vos chiens de gipsiers de Genève ont fait à Fernei des cheminées qui fument. Madame Denis, mademoiselle Corneille et moy nous vous embrassons tendrement, vous et les vôtres.

Mr le marquis de Chimene n'est il pas venu prendre langue chez vous pour arriver aux Délices?

V. t. h.

V.