1741-09-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à — Seguy.

J'ai reçu monsieur la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, avec votre projet de souscription pour les œuvres du célèbre poëte dont vous étiez l'amy.

Je me met très volontiers au rang des souscripteurs, quoyque j'aye été malheureusement au rang de ses ennemis les plus déclarez. Je vous avoueray même que cette inimitié pesoit baucoup à mon cœur; j'ay toujours pensé, j'ai dit, j'ai écrit que les gens de lettres devroient être tous frères. Ne les persécute t'on pas assez? Faut-il qu'ils se persécutent encor eux même les uns les autres? Plût à Dieu qu'ils pussent s'aider, se soutenir, se consoler mutuellement, surtout dans un temps où il parait qu'on cherche à rabaisser un art qui a fait la principale gloire du siècle de Louis quatorze. Il sembloit que la destinée en me conduisant dans la ville où l'illustre et malheureux Roussau a fini ses jours, me ménageast une réconciliation avec luy.

L'espèce de maladie dont il étoit accablé m'a privé de cette consolation que nous avions tous deux également souhaitée. L'amour de la paix l'eût emporté sur tous les sujets d'aigreur qu'on avoit semez entre nous. Ses talents, ses malheurs et sa mort ont banni de mon cœur tout ressentiment et n'ont laissé mes yeux ouverts qu'à ce qu'il avoit de mérite. Votre amitié pour luy monsieur sert encor baucoup à me faire regretter de n'avoir pu avoir la sienne.

J'attends donc avec impatience une édition que votre sensibilité pour sa mémoire, votre goût, et votre probité,rendront sûrement dignes du publique à qui vous la présentez.

C'est avec ces sentiments_et ceux de la considération la plus distinguée que

j'ay l'honneur d'être Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire