1765-07-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Mon cher philosophe votre lettre m'a pénétré le cœur.
Je vous aime assez pour vous aprendre des secrets que je ne devrais dire à personne, et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous. Je ne vous parle point de l'intérest que vous avez à vous taire: tout intérest est chez vous subordonné à la vertu.

La pluspart des lettres sont ouvertes à la poste. Les vôtres l'ont été depuis longtemps. Il y a quelques mois que vous m'écrivîtes, que direz vous des ministres vos protecteurs ou plutôt vos protégez? et l'article n'était pas à leur louange. Un ministre m'écrivit quinze jours après, je ne suis pas honteux d'être votre protégé, mais, etc. Ce ministre paraissait très irrité. On prétend encore qu'on a vu une lettre de vous à l'impératrice de Russie dans la quelle vous disiez, la France ressemble à une vipère, tout en est bon, hors la tête. On ajoute que vous avez écrit dans ce goust au Roy de Prusse. Vous sentez mon cher philosophe combien il a été inutile, que je vous aye rendu justice, et que j'aye écrit à ceux qui se plaignaient ainsi de vous que vous êtes l'homme qui fait le plus d'honneur à la France. La voix d'un pauvre Jean criant dans le désert, et surtout d'un Jean persécuté ne fait pas un grand effet. Voilà donc où vous en êtes. C'est à vous à tout peser, voiez si vous voulez vous transplanter à votre âge, et s'il faut que Platon aille chez Denis, ou que Platon reste en Grece. Votre cœur et votre raison sont pour la Grèce. Vous examinerez si en restant dans Athene vous devez rechercher la bienveillance des Péricles. Je suis persuadé que le ministre qui n'a rien répondu sur votre pension ne garde ce silence que parce qu'un autre ministre luy a parlé. On est fâché contre vous depuis la vision. Je sentis cruellement le coup que cette vision porterait aus philosophes. Je vous le mandai, vous ne me crûtes pas mais j'étais très instruit. Madame la princesse de Robek n'apprit qu'elle était en danger de mort que par cette brochure. Jugez quel effet elle dut faire. Depuis ce temps des trésors de colère se sont amassez contre nous tous, et vous ne l'ignorez pas.

J'ay cru appercevoir au travers de ces nuages qu'on vous estime comme on le doit, et qu'on aurait désiré votre estime.

Je sçais bien que vous ne ferez jamais de démarche qui répugne à la hauteur de votre âme, mais il vous faut votre pension. Voulez vous me faire votre agent quoyque je ne sois pas sur les lieux? Il y a un homme qui est dans une très grande place, et qui est mécontent de vous. Il n'est pas impossible que son ressentiment ait influé sur le refus ou sur le délay de la justice qu'on vous doit. Permettrez vous que je prenne la liberté de luy écrire? Je suis sans conséquence, je ne compromettrai ny luy ny vous. Je luy proposerai une action généreuse. Il est très capable de la faire, très capable aussi de se moquer de moy, mais j'en courrai volontiers les risques, et rien ne retombera sur vous. Je ne ferai rien assurément sans avoir vos instructions que vous pourez me faire parvenir en toutte sûreté par la voye dont vous vous êtes déjà servi.

On crie contre les philosophes. On a raison, car si l'opinion est la Reine du monde, les philosophes gouvernent cette reine. Vous ne sauriez croire combien leur empire s'étend. Votre destruction a fait beaucoup de bien. Bon soir, je suis las d'écrire, je ne le serai jamais de vous lire et de vous aimer.

V.