16 Juillet [1765]
Mon cher & illustre maitre, je reçois à l'instant votre lettre du 8, que mr de Villette m'envoye de sa campagne, & comme il seroit trop long et peutêtre peu sûr de vous répondre par son canal en son absence, je profite de l'occasion de mlle Clairon pour vous ouvrir mon cœur.
Il est très vrai que j'ai écrit tout ce qu'on vous a dit, mais comme cela n'intéresse point le Roi, je croyois pouvoir écrire en sûreté, persuadé qu'on ne rendoit compte qu'à lui de ce que pouvoient contenir mes lettres. Il n'est pas moins vrai que l'homme en place dont vous me parlez est parvenu à se rendre l'exécration des gens de lettres, dont il lui étoit si facile de se faire aimer. Je crois bien qu'il me haît, & je me pique de reconnoissance; cependant je n'imagine pas qu'il influe beaucoup dans le refus ou le délai de ma pension, je crois plutôt que les dévots de la cour ont fait peur au ministre, qui n'ose le dire pourtant, & qui donne de son délai toutes sortes de mauvaises raisons. Au reste je vous laisse le maitre de faire les démarches que vous jugerez utiles, pourvu que ces démarches ne m'engagent à rien; ce qui est bien certain, c'est que je n'en ferai pour ma part aucune; le roi de Prusse m'a déjà fait écrire, & j'attends une lettre de lui; on me dit de sa part que la place de président est toujours vacante, qu'elle m'attend, & que pour cette fois il espère que je ne la refuserai pas; mais ma santé ne me permet plus de me transplanter, & puis je suis plus amoureux de la liberté que jamais, & si je quittois la France (ce qui pourroit bien être si le roi de Prusse venoit à mourir) ce seroit pour aller dans un pays libre. Il est sûr que cette France m'est bien odieuse, & que si ma raison est pour la Grece, assurément mon cœur n'y est pas. Tous les savans de l'Europe sont déjà informés par moi ou par d'autres, de l'indignité absurde avec laquelle on me traite, & quelques uns m'en ont déjà témoigné leur indignation; Il arrivera de mon affaire ce qui plaira au destin; je quitterai Paris du moment où je ne pourrai plus y vivre, et j'irai m'enterrer dans quelque solitude; on me fera tout le mal qu'on voudra; j'espère que mes amis, le public & les étrangers, me vengeront. Adieu, mon cher maitre. Je vous dis rien de la porteuse [de] cette lettre, elle porte sa recommandation avec elle. Adieu.