Argenteuil, près Paris ce 30 avril 1773
Je reçois à l'instant, mon cher ami, une Lettre de M. Panckoucke, correspondant de M. Chirol à Paris.
Il m'envoye avec cette Lettre deux Lettres de Change à accepter de cinquante écus de France chacune. Je suis tout prêt à prendre cet engagement, et à accepter l'une pour le dix juillet prochain, et l'autre pour le dix octobre suivant, ainsi que je l'ai promis. Elles seront certainement bien fidélement payées à leur échéance; mais il faut que, sous cette condition, M. Chirol m'adresse par le premier ordinaire une décharge finale de tout engagement avec lui. Vous venez de me mander, à la vérité, mon ami, que c'était son intention; mais vous sentez que votre lettre ne me suffit pas. Je vous prie donc de vouloir bien prendre la peine de passer chez lui aussitôt que vous aurez reçu la mienne, et de lui demander cette décharge conditionnelle, c'est à dire moyennant une somme de trois cens livres que je m'oblige de payer aux deux termes susdits. Vous voudrez bien me la faire passer sur le champ, et à l'instant je renverrai à M. Pancoucke les deux Lettres de Change acceptées. Vous m'obligerez fort, mon cher ami, de terminer cette affaire sans aucun délai.
Je serai enchanté de recevoir votre Catéchisme, et je vous prie bien sérieusement de ne pas m'oublier. Je vous invite aussi à ne pas perdre de vûe le Livre de Chillingwoorth que vous devez sûrement trouver à Genéve. Je sais que ce n'est qu'un livre de controverse; mais Locke disait que s'il avait à apprendre la Logique à quelque jeune homme, il ne lui mettrait pas un autre Livre entre les mains. Je ne sais si vous êtes instruit de cette anecdote; mais elle est sûre.
Je compte profiter de votre conseil, mon ami, et je me propose incessamment de me remettre au genre comique que j'ai toujours aimé. Il est sûr que la Dunciade a reçu de ma part tout ce que je peux lui donner, et que c'en est fait pour la vie. Je n'oublierai pas que je vous ai promis les vers qu'on m'a retranchés; mais je vous demande grâce pour cette fois encore. On m'a reproché de m'étre trop pressé de donner cette nouvelle édition; mais je craignais que Voltaire ne vint à mourir, et qu'on ne me reprochât d'avoir attendu sa mort pour l'attaquer. En général mes deux Chants ont très bien réussi dans le monde; mais on espérait que Voltaire ne ferait pas la sourde oreille, et l'on est tout étonné de son insensibilité apparente, à la quelle on ne le reconnait pas. Je suis sûr que tous mes ennemis se sont mis à ses genoux pour qu'il ne dit rien; mais je doute fort que son silence se soutienne.
Je vais finir ma lettre, mon cher Vernes, par une confidence qui vous surprendra fort. Je viens de me remarier. J'ai senti que ma solitude me demandait une compagne. Je me suis peu arrêté à la figure; mais j'ai fait beaucoup d'attention à des moeurs très simples, à une excellente éducation, à une physionomie très douce, très honnête, très intéressante, et qui ne mente point. J'ai donné à ma fille une soeur et une amie. Je n'ai pas trouvé une grande augmentation de fortune, mais j'en ai trouvé assez pour ne faire aucun tort à mes enfans du premier lit, et pour qu'on ne me soit point à charge. Tout cela, mon ami, vient de se consommer en moins de huit jours, sans bruit, [sans] éclat, et comme il convenait à un homme de mon âge qui se marie par raison.
Adieu, mon très cher Vernes. J'attends votre réponse et la décharge de Chirol par le premier courier. Je vous prie d'embrasser bien tendrement pour moi Madame Vernes et sa petite Jenny. Je n'ai jamais perdu de vûe cet aimable enfant. Adieu encore une fois. Vous savez combien je vous aime.