Argenteuil, près Paris ce mercredy 24 Mars 1773
Vous ne me donnez point de vos nouvelles, mon cher ami.
Vous ne me mandez pas si l’exemplaire que j’ai remis pour vous à M. votre frére vous est parvenu. Vous ne me dites pas ce que vous en pensez. Enfin votre silence m’inquiéte et m’afflige. Seriez vous malade? Auriez vous quelque chagrin? Tranquillisez moi sur vous et sur Madame Vernes. Elle ne me fait pas la faveur de m’écrire assez souvent pour que je sois inquiet précisément parcequ’elle ne me donne pas de ses nouvelles; mais vous, mon ami, vous êtiez plus exact. Je ne vous écris que pour me plaindre: ainsi cette Lettre ne sera pas bien longue. Je veux pourtant vous prier de me faire un plaisir. Je cherche à Paris inutilement un Livre que je me rappelle d’avoir lu autrefois avec beaucoup d’intérêt. Il est intitulé: La Religion protestante une voye sûre au salut, par le docteur Chillingwoorth. Vous devez avoir ce Livre à Genéve. Faites moi l’amitié de me le faire passer par quelque occasion; vous m’obligerez fort, et je vous en rembourserai le prix dès qu’il me sera parvenu. Si vous pouviez y joindre un Livre de Collins qui a pour titre paradoxes métaphysiques sur la Liberté humaine, je vous en serais aussi très obligé. J’ai eu ce livre à moi, je l’ai prêté, on ne me l’a point rendu, et je ne le retrouve pas. Il est rempli de sophismes; mais comme c’est une source où la plûpart de nos philosophes modernes ont puisé, je ne serais pas fâché de le r’avoir.
Je vous avais demandé autrefois le poëme de Voltaire sur la guerre de Genéve, qui est sûrement très commun chez vous. Tâchez, mon ami, de me procurer ces trois ouvrages, et mandez moi ce qu’ils vous coûteront.
A propos de Voltaire, est-il vrai qu’il soit mourant? Ce ne sera pas une grande perte pour les moeurs, ni pour l’humanité à bien des égards. Il n’avait que trop vécu pour sa gloire; mais ce sera, quoiqu’on en dise, une perte irréparable pour les Lettres. Il a fait de petits élèves bien audacieux, bien insolens, bien nuls. Ils ont tous ses défauts, mais ils n’ont pas ses talens supérieurs, cette vaste réputation qui les lui faisaient pardonner. Adieu, mon cher Vernes. Je vous embrasse de tout mon coeur, vous et toute votre chére famille.