1762-08-16, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

Permetés Monsieur que je me serve de l'ocasion présente, pour Vous renouveller mon estime et mon Amitié.
Mr: de Forster, chambelant du Duc, a pris la résolution de mener son fils cadet à Geneve pour l'y faire étudier quelques Anées. Il voudroit que ce jeune home pû profiter de Vos lumières et jouir de Votre protection: il s'imagine que ma recomendation lui sera de quelque utilité à cet égard. Votre humanité et Votre bienfaisance me sont garents que Vous ne lui refuserés pas Monsieur Vos conseils et vos soins, au surplus j'ose Vous le demander avec instance pour preuve de Votre Amitié pour moi. Je Vous ai bien des obligations Monsieur de ce qu'il Vous a plû me doner Vos avis sur le livre de Roussau. Je Vous avoue que j'ai regardée son cour d'éducation come une belle chimère impossible d'exécuter. Je Vous assure même que si j'avois encor des enfans au berceau je craindrois assurément trop pour prendre son Emile pour modèle. Cepandant je conviens avec Vous que j'ai trouvée dans cet ouvrage des morceaux qui ont enlevés mon suffrage et dont j'ai été enchantée. Je ne trouve pas les mêmes beautés dans son contrat social, et il me semble que l'esprit des loix, où il paroit avoir puisé, est bien supérieur à sa copie. En général il me paroit que Jean Jaque Roussau a un esprit rempli de paradoxes, de sophismes et de singularités, qu'il nous étale avec beaucoup de force et d'éloquence, mais je ne crois pas qu'il mérite par là d'être banis, ni de la France ni de sa patrie, ni son livre brûlé par les mains du bourau. Helvetius a dit des choses du moins aussi hardies que Roussau. Vous me ferés plaisir Monsieur de me procurer le testament du curé de Champagne, pourvû qu'il ne soit pas athé come bien des gens l'en acuse, car pour ces lectures j'avoue ingénument que je les crains et les déteste. J'aime et j'adore la Divinité de toutes mes facultés et je ne voudrois rien lire qui puisse affoiblir en mon Ame ni les idées, ni le sentiment que j'en ai. Que dites Vous Monsieur de la grande révolution arrivée en Russie? et de cette mort tragique, et amenée aussi àpropos de Pierre trois? faut il donc que le siècle le plus éclairé ressemble tant aux plus barbares? les siècles futurs prendrons pour fabuleus les événements qui ont passés sous nos yeux. Conservés moi Monsieur je Vous en conjure Votre prétieu souvenir, ménagés au possible Votre chère santé, et croyés moi sans fin avec autant d'affection que d'admiration Votre dévouée servante et amie

LD

Le Duc, mes enfans et l'aimable grande Maitresse des coeurs Vous présente les assurences de leur parfaite Amitié. On ne peut rien lire de plus affreu et en même tems de plus touchant que le mémoire que Vous avés la bonté de m'envoyer. Les cheveux m'ont dressés sur la tête en le lisant et mon Ame en a été teriblement secouée. J'ai lue de même le placet de la Mere et son factum adressé au Roi. Nous profiterions peutêtre mieux àprésent qu'autre fois d'une émigration mais j'avoue que je ne la crois pas voir arriver de nos jours. Cet événement s'oublira et s'effacera par le tems, sur tout come je n'en doute pas, si l'on travaille à adoucir la playe de cette malheureuse famille en tiran de l'ignominie la mémoire du pauvre roué.