du 25e may 1777
Quoiqu'à mon âge, il semble qu'on ne doive plus être étonné de rien, j'avouë monsieur, que je ne puis revenir de la surprise que me cause la conduite incroiable de m. Panckoucke avec moy.
Vos bontés me rassurent monsieur, elles me consolent, & plus elles me pénètrent de reconnoissance, plus elles m'authorisent à ne pas craindre de vous causer quelqu'ennui; permettés donc que je mette sous vos yeux l'histoire du marché dont cet homme bas & injuste ne rougit pas de se plaindre: ce n'est point pour descendre à une justification que je vais entrer dans ce détail; j'espère que je n'en ai que faire, mais il me paroit d'une nécessité absolue que vous soyés assés informé pour repouser au besoin toutte insinuation ou allégation fausse et odieuse, de la part d'un homme que je vois qui ne respecte plus n'y sa personne n'y la vérité.
C'étoit en 1770, au milieu de l'Eté, que monr Panckoucke fit un second voiage à Genêve, & qu'il arriva chés moi à la Campagne avec un abbé de ses amis: il se trouvoit disoit-il dans le plus cruel embarras; & il ne voyoit de ressource qu'auprès de moi, de qui depuis que nous nous connoissons, il éprouvoit sans cesse les meilleurs procédés: il s'agissoit de le tirer d'affaire au sujet de l'impression de l'Encyclopedie: il me conta qu'il avoit achetté tous les Cuivres, et qu'il avoit déjà fait imprimer trois vollumes tirés à deux mille exemplaires, c'et à dire, six mille vollumes infolio, que la police venoit de saisir par ordre de mr le Chancellier, & que l'on avoit renfermés à la Bastille: Panckoucke voioit sa machine arrêtée, ces avances perdües, son crédit annéanti & sa fortune hazardée si je ne venois à son secours; il me propose de suivre à son entreprise en m'y associant; je lui témoignai l'intérêt que m'inspiroit sa position, & l'effroy que me causoit sa proposition, il insista; m. de Tournes-Cannac mon parent & mon ami se joignit à Panckoucke, nous fimes tout ce qu'il voulut; nous achetâmes les Cuivres sur le pied de deux cent mille livres, (et nous avons sceu depuis que le prix qu'il en avoit payé n'excédoit pas la valeur de Vingt mille écus comptant); nous lui payâmes très chèrement les trois vollumes emprisonnés, dont il promettoit la libération incessamment, & que nous n'avons jamais ëues; enfin je traittai mr Panckoucke non comme un homme embarassé de qui on peut exiger quelque sacrifice, mais en vérité, (et mr de Tournes vous le dira) comme un homme pour le quel on se sacrifie.
Pendant le séjour de mr Panckoucke chés moi, je lui fit part du projet d'une collection complette des œuvres de mr de V…que l'auteur se proposoit de revoir et de coriger lui-même: Panckoucke toujours avide me sollicita de faire cette édition pour son compte; je lui représentai que lui ayant cédé la grande édition in 4to il étoit juste que je songeasse un peu à moi, il me pressa beaucoup, & je lui donnai dès lors, si non une parole, du moins un assentiment. M. Panckoucke retourna à Paris; & je me mis à travailler de concert avec m. de Tournes au grand Œuvre de la réïmpression Encyclopedique: nous trouvâmes l'affaire dans un état à faire pitié par la négligence, l'imprudence & l'inconséquence de mr Panckoucke, entravée d'ailleurs par un impôt hors de mesure sur l'entrée des livres, & sur tout par une défence expresse d'introduire ce dictionnaire dans le Royaume: Enfin, aprés avoir labouré pendant cinq ans, après avoir écrit plus de six mille lettres, & avoir abimé ma vûe, j'eus la satisfaction de remettre la barque à flos, c'est à dire, d'avoir réparé les brêches, sauvé l'entreprise de toutte perte, achevé l'impression, & acquis la perspective d'un profit honnête.
Pendant qu'on imprimoit cette Encyclopédie, je travaillois avec mon illustre voisin à la nouvelle Edition de ses œuvres; mr Panckoucke donnoit assés de poids à l'assentiment que je lui avoit montré, pour regarder cette édition comme devant lui appartenir, & pour me donner très fréquemment des directions sur la manière dont il souhaittoit qu'elle fût exécutée.
On tiroit cette Edition à deux mille cent exemplaires, sur quoi il y en avoit environ cinquante à retrancher pour les mauvaises feuilles &c. Monsr de V…me prévint qu'il pourroit avoir besoin pour des présents d'un certain nombre d'Exemplaires en particulier du Théâtre, du dictionnaire intitulé Questions sur l'Encyclopédie, ce qui fit qu'on imprimât séparément environ deux cent exemplaires de ces deux morceaux, afin de ne point décompléter d'exemplaires entiers.
M. Regnault libraire à Lyon et mon correspondant ayant apris que je faisois imprimer une collection des œuvres de m. de V…. plus complette que les précédentes, me témoigna une assés forte envie d'acquérir cette édition; un de ses amis libraire aussi me montra le même désir; je répondis à l'un & à l'autre, que sans avoir pris aucun engagement, il y avoit néantmoins une personne dans le monde à qui je croiois devoir la préférence: Quelque tems après m. Regnault m'écrivit qu'il faisoit graver des planches en cuivre pour une ancienne édition des Œuvres de m. de V…. qui lui appartenoit, il m'envoioit un échantillon de ces cuivres, & offroit d'en faire tirer pour l'Edition que j'avois sous presse: ces cuivres n'étoient ni bons ni mauvais, j'acceptai son offre qui réduisoit cette emplette à seise mille francs environ; j'en donnai avis à mr Panckoucke