1765-08-13, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai pensé, mon cher et illustre maître, aller demander ma pension au P. Eternel, qui sûrement ne m'auroit pas traité plus mal qu'on ne fait à Versailles.
Une inflammation d'entrailles m'a mis un pied dans la barque à Caron, dans laquelle il me semble que je descendois sans regret. Heureusement ou malheureusement le grand danger n'a pas été long, quoique le médecin, qui craignoit une fièvre maligne, n'ait osé prononcer pendant plusieurs jours. Je suis à présent bien rétabli, à un peu de foiblesse près. Quel beau livre j'ai soufflé aux jesuites et aux jansenistes, et que de magnifiques choses ils auroient dites, si le diable m'avoit emporté! J'apprends par une voie indirecte qu'il a été au moment d'en faire autant de vous, mais que vous lui avez échappé comme moi. Il faut que le diable qui nous guette l'un et l'autre ne sache pas son métier, ou n'ait pas les serres bien fortes; il se console apparemment en pensant que ce qui est différé n'est pas perdu.

Je suis bien aise que vous n'ayez point écrit en ma faveur à l'homme dont vous me parlez, pour deux raisons, la première parce que je ne puis ni l'aimer ni l'estimer, ne fût ce que par la protection ouverte qu'il a donnée à une satire infâme jouée sur le théâtre contre de fort honnêtes gens, dont il n'avoit point à se plaindre; il s'est déclaré l'ennemi des lettres, & je ne crois pas que cela lui tourne à bien; quoique je sente les inconvéniens de la pauvreté, j'aime mieux rester pauvre que de devoir ma fortune à de pareilles gens, & je me souviens de trois beaux vers de Zaïre, que je crains pourtant d'estropier:

. . . . Il est affreux pour un cœur magnanime
D'attendre des bienfaits de ceux qu'on mésestime,
Leurs refus sont affreux, leurs bienfaits font rougir.

Ma seconde raison pour ne faire auprès de cet homme aucune démarche, c'est que je suis persuadé encore une fois qu'il a moins influé que vous ne croyez dans l'avanie qu'on m'a faite, je crois que la cabale des dévots, dont le petit bout de ministre St Florentin a eu peur, y a eu plus de part que lui. Ajoutez que ce petit bout de ministre, qui ne me voit jamais dans son antichambre avec mes autres confrères, a été tout capable de me prendre par cela seul en aversion, et de chercher à me donner un dégoût qu'il n'ose pourtant consommer. Il vient d'écrire à l'académie des sciences pour lui demander une seconde fois son avis, qu'elle lui a déjà donné sans qu'il le lui demandât. On dit même que c'est cela en partie qui l'a piqué; l'académie doit lui répondre demain, et je ne doute pas qu'elle ne réponde comme Cinna:

le même que j'avois & que j'aurai toujours.

Enfin il faut espérer que cela finira; le roi de Prusse me presse de nouveau très vivement; mais avec quelque indignité que la cour me traite, Paris m'a si bien vengé de Versailles pendant ma maladie, que j'aimerois mieux être magister de Chaillot ou de Vaugirard, que président de la plus brillante académie étrangère. Je ne m'attendois pas, je l'avoue, à l'intérêt que le Public m'a témoigné en cette occasion, et mes amis même ont été au delà de ce que je pouvois désirer. Je puis dire qu' à quelque chose malheur a été bon, puisqu'il m'a fait voir que j'avois en France de la considération et des amis.

Me voilà cloué pour jamais à cette barque ou galère, comme vous voudrez l'appeller, à moins que quelque souspilote ne veuille me noyer, auquel cas je me sauve à la nage, et j'aborde où je puis. A dieu, mon cher & illustre maître; vous avez eu & peut être vous avez encore mlle Clairon. Elle a été encore plus maltraitée que moi; mais on a besoin d'elle, et on ne se soucie guère de moi; on la cajolera pour la ramener, elle succombera peutêtre, & j'en serai fâché pour elle. Je voudrois qu'on apprît une bonne fois dans ce pays-ci à respecter les talens dont on a besoin pour son plaisir ou pour son instruction, et à ne pas croire qu'après les avoir outragés ou avilis, on les regagne par des caresses. Je suis fâché de vous l'avouer, mon cher & illustre maitre, mais pourquoi n'épancherois-je pas mon cœur avec vous? Vous avez un peu gâté les gens qui nous persécutent. J'avoue que vous avez eu besoin plus qu'un autre de les ménager, & que vous avez été obligé d'offrir une chandelle à Lucifer pour vous sauver de Beelzebuth; mais Lucifer en est devenu plus orgueilleux, sans que Beelzebuth en ait été moins méchant. Conservez vous néanmoins pour la bonne cause, dussiez vous brûler encore à regret quelque petit bout de chandelle devant ces Idoles que vous connoissez, dieu merci, pour ce qu'elles sont.

Parlons de choses un peu moins tristes. Savez vous que je vais être sevré? A 47 ans, ce n'est pas s'y prendre de trop bonne heure; je sors de nourrice où j'étois depuis 25 ans; j'y prenois d'assez bon lait, mais j'étois renfermé dans un cachot où je ne respirois pas, & je sens que l'air m'est absolument nécessaire; je vais chercher un logement où il y en ait; il m'en coûte 600lt de pension que je fais à cette pauvre femme pour la dédommager de mon mieux; c'est plus que la pension de l'académie ne me vaudra, supposé qu'on veuille bien enfin me faire la grâce de me la donner. Adieu, mon cher maitre. Frère d'Amilaville, qui est plus malade que moi, va vous et je l'envie.