1774-07-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louise Florence Pétronille La Live, marquise d'Épinay.

Quoi! ma philosophe a été comme moi sur la frontière du néant, et je ne l'ai pas rencontrée! Je n'ai point sçu qu'elle fût malade: je ne doute pas que son ancien ami Esculape Tronchin ne lui ait donné dans ce temps funeste des preuves de son amitié pour elle, et de son pouvoir sur la nature.
Si celà est je l'en révèrerai d'avantage, quoi qu'il m'ait traitté un peu rigoureusement.

Mes misérables quatrevingts-ans sont les très humbles serviteurs de vos étouffements et de vos enflures, et sans ces quatre vingts-ans je pourais bien venir me mettre à côté de vôtre chaise longue.

J'ai reçu, il y a longtems, des nouvelles d'un de vos philosophes datées du pôle arctique, mais rien de l'autre qui est encor en Hollande. Je ne sais pas actuellement où est Mr Grimm; on dit qu'il voiage avec Messieurs de Romanzof. Il devrait bien leur faire prendre la route de Genêve. Il est bon que ceux qui sont nés pour être les soutiens du pouvoir absolu voient les Républiques.

J'admire le Roi de s'être rendu à la raison, et d'avoir bravé les cris du préjugé et de la sottise. Celà me donne grande opinion du siècle de Louis 16. S'il continue il ne sera plus question du siècle de Louis 14. Je l'estime trop pour croire qu'il pusse faire tous les changements dont on nous menace. Il me semble qu'il est né prudent et ferme. Il sera donc un grand et bon Roi. Heureux ceux qui ont vingt ans comme lui, et qui goûteront longtemps les douceurs de son règne! Non moins heureux ceux qui sont auprès de vôtre chaise longue! Je suis fixé sur le bord du lac, et c'est de ma barque à Caron que je vous souhaitte du fond de mon cœur la vie la plus large et la plus heureuse. Agrées madame mes très tendres respects.

V.