à Ferney 1er 9bre 1773
Madame,
Je vois par la Lettre du 11e septembre dont Vôtre Majesté Impériale m’honore, que Diderot est tombé malade sur les frontières de la Hollande.
Je me flatte qu’il est actuellement à vos pieds. Vous avez plus d’un Français entousiaste de vôtre gloire; s’il y en a quelques uns qui sont pour Moustapha, j’ose croire que ceux qui sont dévots à ste Catherine valent bien ceux qui se sont faits Turcs. Il est vrai que Diderot et moi nous n’entrons point dans des villes par un trou comme des étourdis; nous ne nous fesons point prendre prisonniers comme des sots; nous ne nous mêlons point de l’artillerie où nous n’entendons rien. Nous sommes des missionaires laïques qui prêchons le culte de Ste Catherine, et nous pouvons nous vanter que nôtre église est assez universelle.
J’avoue à ma honte que j’ai échoué dans le projet de ma croisade. J’aurais voulu que Madame la grande Duchesse eût été rebatisée dans l’église de ste Sophie en présence du prophête Grimm, et que vôtre auguste alliée eût établi des tribunaux de chasteté tant qu’elle aurait voulu dans la Bosnie et dans la Servie. Pierre l’hermite était pour le moins aussi chimérique que moi, et cependant il réussit; mais aussi il faut considérer qu’il était moine. La grâce de Dieu l’assistait, et elle m’a manqué tout net. Si je n’ai pas la grâce j’ai dumoins la raison en ma faveur.
Sérieusement, Madame, il me parait absurde qu’on ait eu un si beau coup à faire, et qu’on l’ait manqué. Je suis persuadé que la postérité s’en étonnera. N’ai je pas entendu dire qu’avant la campagne du Pruth un ambassadeur demandant à Pierre premier, où il prétendait établir le siége de son Empire? il répondit, à Constantinople? Sur ce pied là, je disais, Catherine la grande aiant réparé si bien le malheur de Pierre le grand accomplira sans doute son dessein, et l’auguste Marie Thérèse, dont la capitale a éte assiégée deux fois par les Turcs, contribuera de tout son pouvoir à cette sainte entreprise. Je me suis trompé en tout; elle a pardonné aux Turcs en bonne chrétienne, et le roi de Prusse, roi des Calvinistes, a été le seul prince qui ait protégé les jésuites, lorsque le bonhomme St Pierre a exterminé le bonhomme st Ignace. Que peut dire à cela le prophête Grimm?
Il faut que Mr De st Priest ait bien raison, et que Moustapha ait un esprit bien supérieur, puisqu’il a sçu engager les meilleurs chrétiens du monde dans ses intérêts, et réunir à la fois en sa faveur les Français et les Allemands.
Le Roi de Prusse dit toujours que vous battrez Moustapha toute seule; que vous n’avez besoin de personne. Je le veux croire; mais vos états ne sont pas tous aussi peuplés qu’ils sont immenses. Le tems, la fatigue et les combats diminuent les armées, et avant que la population soit proportionée à l’étendue des terres il faut des siècles. C’est là ce qui fait ma peine. Je vois que le temps est toujours trop court pour les grandes âmes. Ce n’est pas à un barbouilleur inutile qu’il faut de longues années, c’est à une héroïne née pour changer la face du monde. Elle est encor dans la fleur de son âge. Je voudrais que Dieu lui envoiât des Lettres patentes contresignées Mathussalem pour mettre ses états au point où elle les veut.
On dit que des corps de Turcs ont été battus, c’est une grande consolation pour Pierre l’hermite.
Je me mets aux pieds de v: M. I. avec le plus profond respect et l’attachement le plus inviolable.
eLe vieux malade de Ferney V.e