[4 July 1763]
Mon cher géant, vraiment votre lettre est d'un vrai philosophe; vous êtes un Anacarsis et D'Alembert n'a pas voulu l'être.
Je ne sçais pourquoy le philosophe de Paris n'a pas osé aller chez la Minerve de Russie. Il a craint peutêtre le sort d'Ixion.
Pour votre Jean Jaques cy devant citoien de Geneve, je crois que la tête luy a tourné quand il a profétisé contre les établissements de Pierre le grand. J'ay peutêtre mieux rencontré quand j'ay dit que si jamais l'empire des Turcs était détruit ce serait par la Russie, et sans l'avanture du Pruth je tiendrais ma profétie plus sûre que touttes celles d'Isaîe.
Votre auguste Catherine second est assurément Catherine unique; la première ne fut qu'heureuse. J'ay pris la liberté de luy envoyer quelques exemplaires du second tome de Pierre le grand par mr de Balk qui partit de Geneve il y a deux mois. Je me flatte qu'elle y trouvera des véritez. J'ay eu de très bons mémoires, je n'ay songé qu'au vray. Je sçais heureusement combien elle l'aime.
Ce qu'elle a daigné dicterà son géant me paraît d'un esprit bien supérieur. Oh qu'elle a raison quand elle fait sentir cette fastidieuse prolixité d'écrits pour et contre les jésuites, et quand elle parle de ces quatrevingt pages d'extraits sur des choses qu'on doit dire en dix lignes! que j'ay de vanité de penser comme elle!
Mais on ne doit jamais rendre public ce qu'on admire à moins d'une permission expresse, sans quoy il faudrait, je pense, imprimer touttes ses lettres. Savez vous bien que madame la princesse sa mère m'honorait de beaucoup de bonté? et que je pleure sa perte? Si je n'avais que soixante ans je viendrais me consoler en contemplant de loin sa divine fille.
Notre cher géant mettez à ses pieds je vous prie ce petit papier Pomponé. Si vous êtes bigle, vous verrez que je deviens aveugle et sourd.
Elle daigne donc protéger la petite fille de Corneille? Eh bien n'est il pas vray que touttes les grandes choses nous viennent du nord? ai-je tort?
Madame votre mère vous mandera les nouvelles de Geneve. Pour moy je suis pénétré du billet que j'ay lu de votre auguste impératrice que j'en oublie jusqu'à votre grande république. J'ay baisé ce billet. N'allez pas le luy dire au moins; cela n'est pas respectueux. J'embrasse mon cher géant sans cérémonie.