1771-03-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Sire,

Il n’est pas juste que je vous cite comme un de nos grands auteurs sans vous soumettre l’ouvrage dans lequel je prends cette liberté.
J’envoie donc à Vôtre Majesté l’épitre contre Moustapha. Je suis toujours acharné contre Moustapha et Fréron: l’un étant un infidèle je suis sûr de faire mon salut en lui disant des injures: et l’autre étant un sot et un très mauvais écrivain, il est de plein droit un de mes justiciables.

Il n’y a rien à mon gré de si étonnant depuis les avantures de Rosbac et de Lissa, que de voir mon Impératrice envoier du fond du nord quatre flottes aux Dardanelles. Si Annibal avait entendu parler d’une pareille entreprise il aurait compté son voiage des Alpes pour bien peu de chose.

Je haïrai toujours les Turcs opresseurs de la Grece quoi qu’ils m’aient demandé depuis peu des montres de ma Colonie. Quels plats barbares! Il y a soixante ans qu’on leur envoie des montres de Genêve, et ils n’ont pas sçu encor en faire; ils ne savent pas même les règler.

Je suis toujours très fâché que Vôtre Majesté et L’Empereur, et les vénitiens, ne se soient pas entendus avec mon Impératrice pour chasser ces vilains Turcs de l’Europe. C’eût été la besogne d’une seule campagne; vous auriez partagé chacun également; c’est un axiome de géométrie qu’ajoutant choses égales à choses égales les touts sont égaux; ainsi vous seriez demeurez précisément dans la situation où vous êtes.

Je persiste toujours à croire que cette guerre était bien plus raisonable que celle de 1756 qui n’avait pas le sens commun. Mais je laisse là ma politique qui n’en a pas d’advantage, pour dire à Vôtre Majeste que j’espère faire ma cour après pâques dans mon hermitage aux princes de Suede vos neveux, dont tout Paris est enchanté. On parle beaucoup plus d’eux que du parlement. Deux princes aimables font toujours plus d’effet que cent quatre vingt pédants en robe.

On m’a dit que D’Argence est mort; j’en suis très fâché; c’était un impie très utile à la bonne cause malgré tout son bavardage.

A propos de la bonne cause, je me mets toujours à vos pieds et sous vôtre protection. On me reprochera peut être de n’être pas plus attaché à Ganganelli qu’à Moustapha. Je répondrai que je le suis à Federic le grand, et à Catherine la surprenante.

Daignez, sire, me conserver vos bontés pour le tems qui me reste encor à faire de mauvais vers dans ce monde.

le vieil hermite des Alpes