30e janv: 1774
Je commence par vous dire, Monseigneur, que de tous mes confrères de quatre vingts-ans je suis sans contredit le plus fou, puisque je donne à mon âge des pièces de théâtre.
Ceux qui ont fait une cabale contre Sophonisbe sont de jeunes gens qui sont encor plus fous que moi. Le dévot sexe féminin qui prétendait que l’auteur de la nouvelle Sophonisbe n’est pas assez pieux, était encor plus fou que tout le reste, surtout si on ajoutait deux Lettres à cette belle épithète de fou.
J’avais imaginé que ces bagatelles pouraient être une occasion de faire parler de ce que vous savez; et c’est encor une autre espèce de folie, car après tout, la sagesse consiste à savoir vivre et mourir en paix où l’on est.
Il m’est venu ces jours passés un Russe infiniment aimable qui a gouverné pendant quinze ans despotiquement un Empire de deux mille lieues de long, et qui me parait avoir la triste folie de n’être point heureux. J’ai conclu de là qu’il ne faut ni courir après des chimères, ni les regretter.
A propos de chimères je n’ai jamais sçu quels acteurs jouaient dans Sophonisbe, excepté Le Kain. Je ne connais personne des sénateurs et des sénatrices du tripot. C’est vous qui avez la bonté de m’aprendre que Brisart a joué Lelie. Je ne sais pas encor qui a joué Scipion.
Je ne savais pas qu’une première représentation fût un jour de bataille, ni qu’il fallût prendre ses postes, et avoir un mot de ralliement, mais puisque vous avez daigné faire la guerre pour moi, et me traitter comme la ville de Gênes, permettez moi de vous en faire mes très humbles et très sincères remerciements.
Je vous avais mandé qu’on m’avait écrit d’abord qu’on ne vous rendait pas justice dans l’histoire du maréchal de Saxe; mais aiant vérifié le contraire le Lendemain je vous écrivis qu’on vous rendait toute la justice qui vous était due. Ce que j’avais écrit sur la bataille de Fontenoi sous les yeux de Mr D’Argenson, et d’après les Lettres de tous les officiers, s’est trouvé entièrement conforme à ce qu’en dit Mr d’Espagnac. Il est vrai qu’il ne dit pas tout; il suprime l’ordre donné deux fois de suitte par le Maréchal de Saxe d’évacuer le poste d’Antoin, mais s’il fait des péchés d’omission il me parait qu’il n’en fait point de commission.
J’ai répondu je crois à tous les points de la Lettre que vous avez eu la bonté de m’écrire. Il ne me reste qu’à attendre doucement le temps où je pourai venir faire ma cour à mon héros dans son roiaume. Je vous prierai de me recommander au meilleur apoticaire de Bordeaux. J’ai plus besoin de ces messieurs que de tous les rois de L’Europe. Il y a près de quatre vingts-ans que mon sort dépend absolument d’eux. Parmi tout ce qui vous distingue des autres hommes je ne compte pas pour peu de chose l’habileté que vous avez eue de vous mettre audessus de tous les apoticaires en étant un bon chimiste, et en étant vôtre médecin à vous même. Puisse ce bon médecin conserver très longtemps la vie de mon héros, et le tenir toujours en état de goûter tous les plaisirs! car mon héros est né pour eux aussi bien que pour la gloire. Ses bontés font ma plus grande consolation.
Agréez le tendre respect du vieux malade
V.