1757-06-18, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Il est bien vrai que mon cher mr Dargental, le grand amateur du tripot devait montrer à mon héros certain histrionage.
Mais vraiment Monseigneur vous avez d'autres trouppes à gouverner que celle de Paris, et ce n'est pas le temps de vous parler de niaiseries. Je voudrais bien pouvoir incessament faire un petit voiage devers l'Alzace, ou dans le Palatinat. Je n'aime plus à voiager que pour avoir la consolation de voir mon héros. Mais vous ne sauriez croire combien je suis devenu vieux. Touttes mes misères ont augmenté et un apoticaire est baucoup plus nécessaire à mon être qu'un général d'armée. J'espère cependant que les grandes passions qui font faire de grands efforts, me donneront du courage.

Donnez vous le plaisir je vous en prie, de vous faire rendre compte par Fleurian de la machine dont je lui ay confié le dessein. Il l'a exécutée. Il est convaincu qu'avec six cent hommes et six cent chevaux, on détruirait en plaine une armée de dix mille hommes. Je lui dis mon secret au voiage qu'il fit aux Délices l'année passée. Il en parla à mr Dargenson qui fit sur le champ exécuter le modèle. Si cette invention est utile comme je le crois, à qui peut on la confier qu'à vous? Un homme à routine, un homme à vieux préjugez, acoutumé à la tiraillerie et au train ordinaire, n'est pas notre fait. Il nous faut un homme d'imagination et de génie et le voylà tout trouvé. Je sçais très bien que ce n'est pas à moy de me mêler de la manière la plus commode de tuer des hommes. Je me confesse ridicule, mais en fin si un moine avec du charbon, du soufre et du salpêtre a changé l'art de la guerre dans tout ce vilain globe, pourquoy un barbouilleur de papier comme moy, ne pourait il pas rendre quelque petit service incognito? Je m'imagine que Fleurian vous a déjà communiqué cette nouvelle cuisine. J'en ay parlé à un excellent officier qui se meurt et qui ne sera pas par conséquent à portée d'en faire usage. Il ne doute pas du succez. Il dit qu'il n'y a que cinquante canons tirez bien juste, qui puissent empêcher l'effet de ma petite drôlerie, et qu'on n'a pas toujours cinquante canons à la fois sous sa main dans une bataille.

Enfin j'ay dans la tête que cent mille Romains et cent mille Prussiens ne résisteraient pas. Le malheur est que ma machine n'est bonne que pour une campagne, et que le secret conu devient inutile. Mais quel plaisir de renverser à coup sûr tout ce qu'on rencontre dans une campagne! Sérieusement je crois que c'est la seule ressource contre les vandales victorieux. Essaiez pour voir seulement deux de ces machines contre un bataillon et un escadron. J'engage ma vie qu'ils ne tiendront pas. Le papier me manque. Ne vous moquez point de moy, ne voiez que mon tendre respect, mon zèle pour votre gloire, et non mon outrecuidance, et que mon héros pardonne à ma folie.