1756-08-15, de — de Chargey à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

En lisant votre Histoire de la guerre de 1741, avec l'attention que mérite cet ouvrage, j'ai été embarrassé à concevoir un des faits les plus importants: c'est le motif qui engagea le duc de Cumberland à pénétrer témérairement, entre le feu de la redoute du bois de Barry, & celui du village de Fontenoy, pour attaquer l'armée française.

On lit, à la page 161 & 162: 'on demandera ici pourquoi le duc de Cumberland n'avoit pas fait d'abord attaquer cette Redoute, dont il auroit tourné le canon contre l'armée de France: ce qui auroit assuré la victoire. C'étoit, ajoutez-vous Monsieur, précisément ce qu'il avoit voulu faire. Il avoit, dès huit heures du matin, ordonné au Brigadier Ingolsby, d'entrer dans les Bois de Barry avec quatre Régimens, pour s'emparer de ce poste. Le Brigadier avoit obéi; mais voyant de l'Artillerie pointée contre lui, & quelques Bataillons couchés sur le ventre, qui l'attendoient, il alla demander du canon. Le Général Cambel lui en promit, mais ce général fut blessé à mort dans le commencement même, d'un coup tiré de la Redoute'.

Vous me permettrez, monsieur, de vous faire observer que ce ne put être m. de Cambel à qui le brigadier Ingolsby s'adressa pour avoir du canon; ou bien que ce ne fut pas ce général qui fut blessé à mort dans le commencement du combat, puisque bien des heures après, il passa en bonne santé à la tête de la colonne anglaise, non seulement entre la redoute de Barry & le village de Fontenoy, mais qu'il parvint à mener lui-même cette colonne jusques par de là le ravin, en présence des gardes françaises.

Comme le détail que vous faites de la marche des Anglais à travers ces redoutes, est essentiel ici, je vais le répéter en partie.

'L'attaque des ennemis, dites-vous, monsieur, page 135, ne fut, jusqu'à dix & onze heures, que ce que le Maréchal de Saxe avoit prévu. Les ennemis faisoient un feu inutile sur les Villages & sur les Redoutes. Vers les six heures (je crois qu'il faut lire vers les dix heures), le Duc de Cumberland prit la résolution de pénétrer entre la Redoute de Barry& de Fontenoy. Il y avoit un ravin à passer, le canon de la Redouteà essuyer, & par de-là le ravin, l'Armée Française à combattre. Cette entreprise paroissoit téméraire. Le Duc de Cumberland ne prit cette résolution, que parce qu'un Officier nommé Ingolsby, auquel il avoit ordonné d'attaquer la Redoute d'Eu, n'avoit pas exécuté ses ordres. S'il s'étoit emparé de cette Redoute, il eût fait ensuite, aisément & sans perte, déboucher toute son Armée favorisée du canon même de la Redoute, qu'il eût tourné contre les François; mais, malgré ce contre-temps, les Anglois ne franchissoient pas moins le Ravin; ils le passèrent, sans presque déranger leurs rangs, traînant leurs canons, à bras, par des sentiers; & ils se formoient sur trois lignes assez pressées, & de quatre de hauteur, avançant entre les batteries de canon qui les foudroyoient … des rangs entiers tomboient morts à droite & à gauche. Ils étoient remplacés aussi-tôt; & les canons qu'ils amenoient, à bras, vis-à-vis de Fontenoy, & vis-à-vis les redoutes, répondoient fièrement, précédés de six pièces d'Artillerie, & en ayant encore six autres au milieu de leurs lignes.

Vis-à-vis d'eux se trouvèrent quatre Bataillons des Gardes Françoises, ayant deux Bataillons des Gardes-Suisses à leur gauche, le Régiment de Courten à leur droite, & ensuite celui d'Aubeterre, & plus loin, le Régiment du Roi, qui bordoit Fontenoy le long du chemin creux … cependant les Anglois avançoient, & cette ligne d'Infanterie, composée des Gardes Françoises & de Courten, & d'un Bataillon du Régiment du Roi, s'approchoit de l'ennemi: on étoit à cinquante pas de distance; un Régiment des Gardes-Anglaises, celui de Cambel & Royal Ecossais, étoient les premiers; M. de Cambel étoit leur Lieutenant Général; le Comte d'Albermal, le Général-Major; & m. de Churchil, petit-fils naturel du Grand Duc de Malbouroug, leur Brigadier'.

Voilà donc le général Cambel, pour ainsi dire, ressuscité; mais s'il était en état de commander la colonne anglaise, vers le midi, il est bien probable qu'à huit heures du matin, il n'était pas hors d'état d'ordonner qu'on amenât du canon au brigadier Ingolsby. De plus, le terme était dans votre phrase, ne peut jamais signifier que la présence du général Cambel; & d'ailleurs, on lit la page 134 avant la page 161.

Excusez moi, monsieur, si j'ose vous faire observer cette faute; elle peut se réparer facilement: l'inattention de l'imprimeur, lui aura fait mettre, à la page 134, le nom de m. de Cambel, pour quelqu'autre nom. Au reste, le détail de cette bataille est un chef-d'œuvre qui frappe tous les lecteurs: il n'est donc pas étonnant que l'attention se fixe jusques sur cette inexactitude; mais elle est de conséquence pour la vérité & pour son historien qui sait qu'elle est l'âme de l'histoire.

Il m'a paru, monsieur, qu'on pouvait ailleurs trouver un peu d'inattention: c'est dans le premier volume; il s'agit du ministre Walpole.

Après avoir fait son éloge au commencement de la page 127, on lit le contraire presque aussitôt. 'Personne avant lui, ne s'était plus servi de l'argent de la nation pour gouverner les Parlements; il ne s'en cachait pas, & l'Auteur de ces Mémoires lui a entendu dire: il y a une drogue ici avec laquelle on adoucit toutes les mauvaises humeurs; elle ne se vend que dans ma boutique. Ces paroles, ajoutez vous, qui ne sont ni d'un esprit, ni d'un style élevé, exprimoient son caractère.'

Le contraste que je viens de vous exposer, devient encore plus sensible, lorsqu'on lit à la page 169 du même volume: 'on a déjà dit (vous parlez, monsieur, de la guerre que voulait le peuple anglais), que le ministre Walpole cherchoit à tout concilier. Ses Adversaires vouloient tout aigrir. On n'a jamais parlé avec plus de véritable éloquence, qu'on parla sur ce sujet dans le Parlement d'Angleterre: & je ne sçais si les harangues méditées qu'on prononçoit autrefois dans Athenes & dans Rome, dans des occasions à peu près semblables, l'emportent sur les discours non-préparés du Chevalier Windham, du Lord Carteret, du Ministre Robert Walpole ….'

Voilà, monsieur, à peu près toutes les petites fautes que j'ai pu remarquer dans votre histoire; mais, comme dit Horace, on n'est point blessé de petites taches, quand les grandes beautés l'emportent. Ce n'est pas vous cependant à qui j'attribue ces négligences. Un auteur n'est pas toujours à portée de voir l'épreuve de son livre; un correcteur d'imprimerie ne veille pas toujours sur ses confrères: si je me suis permis, monsieur, de vous communiquer mes observations, c'est dans l'espérance que vous approuverez la liberté que j'ai prise. On n'épure au creuset que les métaux précieux.

Je suis, monsieur, &c.