1745-05-15, de René Louis de Voyer de Paulmy, marquis d'Argenson à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur l'historien vous aurez dû apprendre dès mercredy au soir la nouvelle dont vous vous félicitez tant.
Un Page partit du champ de bataille le mardy à 2 heures et demie pour porter les Lettres. J'apprends qu'il arriva le mercredy à 5 heures du soir à Versailles. Ce fut un beau spectacle que de voire le Roy et le daufin écrire sur un tambour entourrés de vainqueurs et de vaincûs morts, mourrants ou prisonniers. Voicy des anecdottes que j'ay remarqué ou que l'on a remarqué pour moy.

J'eüs l'honneur de rencontrer le Roy dimanche tout près le champ de bataille, j'arrivois de Paris au quartier de Chin. J'appris que le Roy étoit à la promenade, je demanday un cheval, je joignis s. m. près d'un lieu où l'on voyoit le camp des ennemis, j'appris pour la première fois de S. m. de quoy il s'agissoit toutte à l'heure (à ce qu'on croyoit). Jamais je n'ay vû d'homme si guay de par cette avanture qu'étoit le maistre, nous discutâmes justement ce point historique que vous traittez en 4 lignes, quels de nos Roys avoient gagnés les dernières batailles Royales. Je vous assure que le courage ne faisoit point tort au jugement ny le jugement à la mémoire. De là on alla coucher sur la Paille, il n'y a point eü de nuit de bal plus guaye, jamais tant de bons mots. On dormit tout le tems qui ne fut pas couppé par des courriers, des grassins, des aydes de camp. Le Roy chanta une chanson qui a beaucoup de couplets et qui est fort drosle. Pour le daufin il étoit à la bataille comme à une chasse de lièvres et disoit presque, quoy n'est ce que cela? Un boullet de canon donna dans la boüe, et crotta un homme près du Roy. Nos maistres rirent de bon cœur du barbouïllé. Un palfrenier de mon frère a été blessé à la teste d'une balle de mousquet, balle perdüe à la vérité: ce domestique étoit derrière la bonne compagnie.

Le vray, le sûr, le non flatteur c'est que c'est le Roy qui a gagné luy mêsme la bataille, par sa volonté, par sa fermeté. Vous verrez des relations et des détails, vous sçaurez qu'il y a eü une heure terrible où nous vismes le second tome de Dettinghem, nos françois humiliés deuant cette férocité angloise, leur feu roullant qui ressemble à l'enfer, que j'auoüe qui rend stupides les spectateurs les plus oisifs. Alors on désespéra de la république. Quelques uns de nos généraux qui ont plus de courage de cœur que d'esprit donnèrent des conseils fort prudents, on envoya des ordres jusqu'à Lille, on doubla la garde du Pont, on fit amballer &c. A cela le Roy se mocqua de tout, se porta de la gauche au centre, demanda le corps de réserve, et le brave Leuendhall. Mais on n'en eüt pas besoin, un faux corps de réserve donna, c'étoit la mêsme cavalerie qui avoit d'abord donné inutilement, la maison du Roy, les carabiniers, ce qui restoit tranquille des gardes françoises, des Irlandois excellents surtout quand ils marchent contre des anglois et hanoveriens. Votre ami m. de Richelieu est un vray Bayard, c'est luy qui a donné le conseil et qui l'a exécuté de marcher à l'Infanterie angloise comme les chasseurs ou des fourageurs, pêsle mêsle, la main baissée, le bras racourci, maistres, valets, officiers, cavaliers, Infanterie, tout ensemble. Cette vivacité françoise, dont on parle tant est bien placée là, rien ne luy résiste, ce fut l'affaire de 10 minuttes que de gagner la bataille avec cette botte secrette. Les gros bataillons anglois tournèrent le dos comme des vilains, et pour vous le faire court on en a tüé 14000.

Il est vray que le canon a eü l'honneur de cette affreuse boucherie, jamais tant de canon ny si gros n'a tiré à une bataille générale qu'à celle de Fontenoy. Il y en avoit 100. Monsieur, il semble que ces pauvres ennemis ayent voulu à plaisir laisser arriver tout ce qui leur devoit être le plus malsain, canon de Doüay, gendarmerie, mousquetaires.

A cette charge dernière dont je vous parlois n'oubliez pas une anecdotte. Mr le daufin par un mouvement naturel mit l'épée à la main de la plus jolie grâce du monde, et vouloit absolument charger. On le pria de n'en rien faire. Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j'ay remarqué une habitude trop tost acquise de voire tranquillement sur le champ de bataille des morts nuds, des ennemis agonisants, des spectacles affreux, des playes fumantes. Pour moy j'avoüeray que le cœur me manqua et j'eüs besoin du flacon. J'observay bien nos jeunes héros, je les trouvay trop indifférents sur cet article, je craignis pour la suitte de leur longue vie, que le goust ne vint à augmenter par cette inhumaine curée.

Le triomfe est la plus belle chose du monde, les vives le Roy, les chapeaux en l'air ou au bout des bayonnettes, les compliments du maistre à ses guerriers, la visite des retranchements de vilages et des redouttes si intactes, la joye, la gloire, la tendresse, mais le Plancher de tout cela est du sang humain, des Lambeaux de chaire humaine.

Sur la fin du triomfe le Roy m'honora d'une conversation sur la Paix, j'ay dépêsché des courriers.

Le Roy s'est fort amusé hier à la tranchée, on a beaucoup tiré sur luy, il y est resté 3 heures. Je travaillois dans mon cabinet, qui est ma tranchée, car j'avoüeray que je suis bien reculé de mon courrant par touttes ces dissipations. Je tremblois de tous les coups que j'entendois tirer. J'ay été avanthier voire la tranchée en mon petit particulier, cela n'est pas fort curieux de jour. Aujourdhuy nous aurons un tedeum sous une tante auec une salve générale de l'armée, que le Roy ira voire du mont de la Trinité. Cela sera beau.

J'assure de mes respects madame du Chastelet, adieu Monsieur.