à Berlin ce 27 janvier 1752
J'envoye à mon héros des folies qu'il m'a demandées et qui orneront sa bibliotèque par la belle impression et les grandes marges. Il est vray qu'il n'y a pas une bonne page dans tout cela; mais il y a quelques bonnes lignes. Aureste ce n'est pas la meilleure morale du monde, et il est heureux que de tels livres soient mal faits. Il y a une grande différence entre combattre les superstitions des hommes, et rompre les liens de la société et les chaînes de la vertu. La Metrie aurait été trop dangereux s'il n'avait pas été tout à fait fou. Son livre contre les médecins est d'un enragé et d'un malhonête homme. Avec cela c'était un assez bon diable dans la société. Comment concilier tout cela? C'est que la folie concilie tout. Il a laissé une mémoire exécrable à tous ceux qui se piquent de mœurs un peu austères. Il est fort triste qu'on ait lu son éloge à l'académie écrit de main de maître. Tous ceux qui sont attachez à ce maître en gémissent. Il semble que la folie de la Métrie soit une maladie épidémique qui se soit communiquée. Cela fera grand tort à L'écrivain, mais avec cent cinquante mille hommes on se moque de tout, et on brave les jugemens des hommes.
Madame de Pompadour m'a écrit que mes amis avaient fait ce qu'ils avaient pu pour luy faire croire que je n'avais quitté la France que parce que j'étais au désespoir qu'elle protégeast Crébillon. Ce serait bien là une autre folie, dont assurément je suis incapable. J'ay quitté la France parce que j'ay trouvé ailleurs plus de considération et de liberté, et que je me suis laissé enchanter par les empressements et les prières d'un roy qui a de la réputation dans le monde. Madame de Pompadour peut tant qu'elle voudra protéger de mauvais poètes, de mauvais musiciens et de mauvais peintres sans que je m'en mette en peine.
D'ailleurs mes maladies qui augmentent me mettent dans un état à ne plus guères m'embarasser ny des faveurs des rois, ny du goust des belles dames. Je fais plus de cas d'un rayon du soleil et d'un bon potage que de touttes les cours du monde. Je serais fâché seulement de mourir sans avoir vu saint Piere de Rome, la ville souteraine, votre statue, et sans avoir encor eu l'honneur de vous embrasser.
J'ay écrit à Mr le maréchal de Noailles et j'ay pris la liberté de le prier de m'aider un peu de ses lumières. Peutêtre sera t'il un peu mortifié que son nom ne se trouve pas dans l'histoire militaire du siècle, et que le vôtre s'y trouve. Le présidt Henaut est plus content du 2ème tome que du premier. Il est bien aisé de se corriger, et c'est à quoy je passe ma vie.
Ma nièce à qui j'avais donné le gouvernement de Rome sauvée en use despotiquement. Elle fait jouer ma pièce malgré mes craintes, et même malgré les vôtres. Cela doit faire un beau conflict de cabales. Je suis bien aise de ne me pas trouver là. Mais où je voudrais me trouver c'est au coin de votre feu monseigneur, c'est auprès de votre belle âme et de votre charmante imagination. Je vous regrette tous les jours. Le temps va bien rapidement et j'ay bien peur de ne raparaître que quand une décrépitude avancée m'aura imposé la nécessité de ne me plus montrer. Je perds loin de vous ce qui me reste de vie. Quelquefois quand je m'anime un peu à souper, je me dis tout bas, Ah si M. le maréchal de Richelieu était là! Le roy de Prusse en pense autant, mais il serait jaloux de vous, car il faut L'avouer, il n'est que le second des hommes séduisants. Adieu monseigneur, n'oubliez pas votre ancien courtisan.
V.
Permettez moy de mettre dans ce paquet une lettre pour madame Denis.