1751-09-02, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

J'ai encore le temps, ma chère enfant, de vous envoyer un nouveau paquet.
Vous y trouverez une lettre de la Métrie pour mr le maréchal de Richelieu. Il implore sa protection. Tout lecteur qu'il est du roi de Prusse, il brûle de retourner en France. Cet homme si gai, et qui passe pour rire de tout, pleure quelquefois comme un enfant d'être ici. Il me conjure d'engager mr le maréchal de Richelieu à lui obtenir sa grâce. En vérité il ne faut jurer de rien sur l'apparence. La Metrie sans ses préfaces vante son extrême félicité d'être auprès d'un grand roi qui lui lit quelquefois ses vers, et en secret il pleure avec moi, et il voudrait s'en retourner à pied. Mais moi, mais moi, … pourquoi suis je ici? Je vais bien vous étonner. Ce la Métrie est un homme sans conséquence qui cause familièrement avec le roi après la lecture. Il me parle avec confiance; il m'a juré qu'en parlant au roi ces jours passés de ma prétendue faveur, et de la petite jalousie qu'elle excite, le roi lui avait répondu: J'aurai besoin de lui encore un an tout au plus; on presse l'orange et on en jette l'écorce. Je me suis fait répéter ces douces paroles; j'ai redoublé mes interrogations; il a redoublé ses serments. Le croirez vous? dois je le croire? cela est il possible? Quoi, après seize ans de bontés, d'offres, de promesses, après la lettre qu'il a voulu que vous gardassiez comme un gage inviolable de sa parole! et dans quel temps encore, s'il vous plaît? dans le temps que je lui sacrifie tout pour le servir, que non seulement je corrige ses ouvrages, mais que je lui fais à la marge une rhétorique et une poétique suivie, composée de toutes les réflexions que je fais sur les propriétés de notre langue, à l'occasion des petites fautes que je peux remarquer, ne cherchant qu'à aider son génie, qu'à l'éclairer, et qu'à le mettre en état de se passer en effet de mes soins. Je me faisais assurément un plaisir et une gloire de cultiver son génie. Tout servait à mon illusion. Un roi qui a gagné des batailles et des provinces, un roi du nord qui fait des vers en notre langue, un roi enfin que je n'avais pas cherché, et qui me disait qu'il m'aimait! Pourquoi m'aurait il fait tant d'avances? Je m'y perds, je ny conçois rien. J'ai fait ce que j'ai pu pour ne point croire la Métrie.

Je ne sais pourtant. En relisant ses vers, je suis tombé sur une épître à un peintre nommé Pene qui est à lui, en voici les premiers vers,

Quel spectacle étonnant vient de frapper mes yeux!
Cher Pene, ton pinceau te place au rang des dieux.

Ce Pene est un homme qu'il ne regarde pas. Cependant c'est le cher Pene, c'est un dieu. Il pourrait bien en être autant de moi; c'est à dire pas grand' chose. Peut-être que dans tout ce qu'il écrit son esprit seul le conduit, et le cœur est bien loin. Peut-être que toutes ces lettres où il me prodiguait des bontés si vives et si touchantes, ne voulaient rien dire du tout. Voilà de terribles armes que je vous donne contre moi. Je serai bien condamné d'avoir succombé à tant de caresses. Vous me prendrez pour mr Jourdain, qui disait: Puis-je rien refuser à un seigneur de la cour qui m'appelle son cher ami? Mais je vous répondrai: C'est un roi aimable. Vous imaginez bien quelles réflexions, quel retour, quel embarras, et pour tout dire, quel chagrin, l'aveu de la Métrie fait naître. Vous m'allez dire, partez; mais, moi je ne peux pas dire, partons. Quand on a commencé quelque chose, il faut le finir, et j'ai deux éditions sur les bras, et des engagements pris pour quelques mois. Je suis en presse de tous les côtés. Que faire? Ignorer que la Métrie m'ait parlé, ne me confier qu'à vous, tout oublier et attendre. Vous serez sûrement ma consolation. Je ne dirai point de vous: Elle m'a trompé en me jurant qu'elle m'aimait. Quand vous seriez reine, vous seriez sincère. Mandez moi, je vous en prie, fort au long tout ce que vous pensez par le premier courrier qu'on dépêchera à milord Tirconnel.