à Potsdam 14 novembre 1751
Protectrice de l'Alcoran, nous sommes tous ici malades.
Milord Tirconnel empire, le comte de Rotembourg se meurt, d'Arget se plaint à dieu et aux dames du col de sa vessie. Pour le major Chasot qui a dû vous rendre une lettre, il s'était emmaillotté la tête et avait feint une grosse maladie pour avoir permission d'aller à Paris. Il se porte bien celui là, et si bien qu'il ne reviendra plus. Il avait pris son parti depuis longtemps, mais notre fou de la Métrie n'a point fait semblant. Il vient de prendre le parti de mourir. Notre médecin est crevé à la fleur de son âge, brillant, frais, alerte, respirant la santé et la joie, et se flattant d'enterrer tous ses malades, et tous les médecins, une indigestion l'a emporté.
Je ne reviens point de mon étonnement. Milord Tirconnel envoie prier la Métrie de venir le voir pour le guérir ou pour l'amuser. Le roi a bien de la peine à lâcher son lecteur qui le fait rire, et avec qui il joue. La Métrie part, arrive chez son malade dans le temps que madame Tirconnel se met à table; il mange, et boit, et parle, et rit plus que tous les convives. Quand il en a jusqu'au menton, on apporte un pâté d'aigle déguisé en faisan qu'on avait envoyé du nord, bien farci de mauvais lard, de hachis de porc et de gingembre. Mon homme mange tout le pâté, et meurt le lendemain chez milord Tirconnel, assisté de deux médecins dont il s'était moqué. Voilà une grande époque dans l'histoire des gourmands. Il y a actuellement une grande dispute pour savoir s'il est mort en chrétien ou en médecin. Le fait est qu'il pria le comte de Tirconnel de le faire enterrer dans son jardin. Les bienséances n'ont pas permis qu'on eût égard à son testament. Son corps, enflé et gros comme un tonneau, a été porté bon gré mal gré dans l'église catholique où il est tout étonné d'être.
Ma chère enfant, les chênes tombent, et les roseaux demeurent. Le roi a fait pour moi une ode pour m'exhorter à vieillir et a mourir. J'ai bien corrigé son ode, et je ne m'en porte pas mieux. Il me traite vraiment de divin comme le peintre Pene. Nous savons ce que ces mots là signifient. Cette lettre vous sera rendue par le tartare païen de milord maréchal qu'il a dépêché ici. Dieu conduise ce bon calmouc au plus vite!