1752-12-19, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Bagieu.

Votre lettre monsieur, vos offres touchantes, vos conseils font sur moy la plus vive impression, et me pénètrent de reconnaissance.
Je voudrais pouvoir partir tout à l'heure, et venir me mettre entre vos mains, et dans les bras de ma famille. J'ay aporté à Berlin environ une vingtaine de dents, il m'en reste à peu près dix. J'ay aporté deux yeux. J'en ay presque perdu un. Je n'avais point aporté d'Erésipèle, et j'en ai gagné que je ménage baucoup. Je n'ay pas l'air d'un jeune homme à marier. Mais je considère que j'ay vécu près de soixante ans, que cela est fort honnête, que Pascal, Alexandre, et Jesus Christ n'ont vécu qu'environ la moitié et que tout le monde n'est pas né pour aller dîner à l'autre bout de Paris à quatrevingt dix huit ans comme Fontenelle. La nature a donné à ce qu'on apelle mon âme, un étui des plus minses et des plus misérables. Cependant j'ay enterré presque tous mes médecins, et jusqu'à la Métrie. Il ne me manque plus que d'enterrer Codenius, médecin du roy de Prusse. Mais celuy là a la mine de vivre plus longtemps que moy. Du moins je ne mourrai pas de sa façon. Il me donne quelquefois de longues ordonnances en allemand. Je les jette au feu, et je n'en suis pas plus mal. C'est un fort bon homme, il en sait tout autant que les autres, et quand il voit que mes dents tombent, et que je suis attaqué du scorbut, il dit que j'ay une affection scorbutique. Il y a icy de grands philosofes qui prétendent qu'on peut vivre aussi longtemps que Mathusalem en se bouchant tous les pores, et en vivant comme un ver à soye dans sa coque. Car nous avons à Berlin des vers à soye et des beaux esprits transplantez. Je ne sçai pas si ces manufactures là réussiront. Tout ce que je sçai c'est que je ne suis point du tout en état de voiager cet hiver. Je me suis fait un printemps avec des poêles, et quand le vray printemps sera revenu je compte bien si je suis en vie, vous aporter mon squelette. Vous le disséquerez si vous voulez, vous y trouverez un cœur qui palpitera encor des sentiments de reconnaissance, et d'attachement que vous luy inspirez. Soyez persuadé monsieur que tant que je vivray, je vous regarderay comme un homme qui fait honneur au plus utile de tous les arts, et comme le plus obligeant et le plus aimable du monde.