1754-02-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marc Pierre de Voyer de Paulmy, comte d'Argenson.

Votre bibliotèque soufrira t'elle encor ce rogaton?
Je vous supplie monseigneur de faire relier cette préface avec cette belle histoire universelle. Voudriez vous bien avoir la bonté de donner l'exemplaire cy joint à Mr le président Henaut comme à mon confrère à l'académie et à mon maître en histoire? Pardonnez moy cette liberté.

Quoy que je ne sois pas sorti de mon lit ou de ma chambre depuis cinq mois, je ne suis pas moins enchanté de votre haute Alzace: on y est pauvre à la vérité, mais l'évêque de Porentru a deux cent mille écus de rente, et cela est bien juste. Les jésuittes allemans gouvernent son diocèze avec toute l'humilité dont ils sont capables. Ce sont gens de baucoup d'esprit. J'ay apris qu'ils firent brûler Bayle dans Colmar il y a quatre ans. Un avocat général nommé Muller, homme supérieur, porta son Bayle dans la place publique, et le brûla luy même, plusieurs génies du pays en firent autant. Comme vous êtes secrétaire d'état de la province, je vous supplie de m'envoyer votre Bayle bien relié, afin que je le brûle dès que je pouray sortir.

Je vous avais supplié de m'honorer d'un petit mot de protection auprès du procureur général pour éviter un extrême ridicule dont le scandale irait aux oreilles du roy. Mais j'ay peutêtre mal pris mon temps, et j'ay bien peur que dans un accez de goutte vous n'ayez eu pour moy un accez d'indiférence. Mais je consens d'être excomunié, moy et l'histoire prétendue universelle, si vous êtes quitte de votre goutte.

Je suis fâché de dire à un grand ministre que j'ay un peu le scorbut et quelque atteinte d'idropisie. Je vous supplie très sérieusement de croire que je suis obligé pour ne point mourir de voiager et de chercher quelque abri un peu chaud. Comme je n'ay reçu aucun ordre positif du roy, et que je ne sçais ce qu'on me veut, je me flatte qu'il me sera permis de porter mon corps mourant où bon me semblera. Le roy a dit à madame de Pompadour qu'il ne voulait pas que j'allasse à Paris; je pense comme sa majesté, je ne veux point aller à Paris, et je suis persuadé qu'il trouvera bon que je me promène au loin.

Je remets le tout à votre bonté et à votre prudence. Si vous jugez à propos monseigneur d'en dire un mot au roy in tempore opportuno, et de luy en parler comme d'une chose simple qui n'exige pas de permission, je vous aurai réellement obligation de la vie. Je suis persuadé que le roy ne veut pas que je meure dans l'hôpital de Colmar.

En un mot je vous supplie de sonder l'indulgence du Roy. Il est bien affreux de soufrir tout ce que je soufre pour un mauvais livre qui n'est pas de moy. Je suis dans votre département, ainsi ma prière et mon espérance sont dans les règles.

Daignez me faire savoir si je peux voiager, je vous aurai l'obligation d'exister, et je vivray plein du plus tendre respect pour vous.

Pardon de cette énorme lettre.

V.