1754-02-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Votre altesse sérénissime doit me trouver bien hardi.
Non seulement j'ay l'audace de ne pas recevoir, mais j'ay encor celle de ne pas emprunter. J'ay enfin retrouvé un manuscrit de cette histoire universelle, conforme à celuy que votre altesse sérénissime a entre les mains. Ainsi je la supplie de vouloir bien garder ce faible ouvrage, tout indigne qu'il est d'être dans sa bibliotèque. Je ne trouve guères d'expressions pour luy dire combien je suis touché de ses bontez et de ses générositez; j'en trouverais encor moins pour luy témoigner mon désir extrême de venir me mettre à ses pieds; il n'y aura certainement que ma mauvaise santé qui poura me priver de cette consolation. Mon état empire tous les jours, et je seray forcé d'aller chercher bientôt quelque cotau méridional, comme on transplante dans un terrain bien exposé les arbres qui périssent au nord. Je ne me suis arrêté en Alzace que pour y finir ces annales de l'empire, que vos ordres sacrez m'ont fait seuls entreprendre. Ils commencent à déplaire aux fanatiques de ma communion qui ne sont contents de rien, à moins qu'on ne dise que tous les papes et tous leurs bâtards ont été des saints, que tous les biens de la terre doivent appartenir de droit divin, moitié aux chanoines et moitié aux jésuittes, et qu'il faut brûler à petit feu par charité tous ceux qui ne pensent pas comme eux. Comme j'ay le malheur de n'avoir pas des principes si crétiens et si salutaires, je souffre déjà quelques petites persécutions de la part des jésuites qui gouvernent dans le diocéze de l'évêque de Porentru, dans le quel est Colmar, où je fis imprimer ces annales. Je ne sçais pas encor si je seray brûlé, ou seulement excomunié. Je ne puis que les remercier tendrement, puisqu'ils n'ont d'autre objet sans doute que celuy de mon salut. Je prie dieu pour eux, et je voudrais qu'ils eussent tous déjà la vie éternelle; car en vérité ils font trop de mal dans celle cy. C'est à vous madame, c'est à des grandes maîtresses des cœurs que je souhaitte tout le contraire de cette vie éternelle et bien heureuse. Je vous souhaitte cent ans de cette abominable vie mondaine où vous faittes criminellement tant de bien par L'indigne amour de la seule vertu. Que ne pui-je être le témoin de vos scandales, et me mettre aux pieds de votre altesse se et de votre auguste famille avec le plus profond et le plus tendre respect!

V.